Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/412

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haitait déjà pouvoir abandonner, dans Moscou en ruines, à la fureur des Russes. Ces résolutions, dont l’effroyable barbarie ensanglante à jamais notre histoire, se succédaient, hélas ! sans qu’il fût possible de remédier aux malheurs qu’elles provoquaient.

Le 10, Napoléon parvint à Krasnoi ; mais des pertes nouvelles et nombreuses avaient encore, pendant ces deux jours, frappé l’armée. Le froid s’était désormais révélé comme un implacable ennemi, silencieux et sans pardon. Ceux qui s’endormaient aux haltes, sur la terre glacée, ne se réveillaient plus, la neige bientôt les recouvrait, trahissant à peine leur présence ; les plaines se couvraient de cadavres ; les blessés et les malades tombaient, et nul n’avait la force de quitter les rangs pour les assister à l’instant suprême. Enfin, sans qu’il fût possible de prévenir leurs incursions inopinées, les Cosaques, aussi prêts à fondre qu’à disparaître, harcelaient les troupes et leur causaient des pertes incessantes.

À l’arrière-garde, Ney faisait d’inutiles prodiges de valeur. Comme le prince Eugène, comme Davout, Ney fut attaqué à Krasnoi par les Russes que commandait l’impétueux Miloradovitch. Celui-ci, selon les instructions de Koutousof s’efforça vainement de couper le corps français Eugène, grâce à l’intervention de la jeune garde, Davout, grâce à son sang-froid et à l’habileté de son offensive, avaient pu repousser l’attaque des Russes. Ney résista tout un jour et triompha, lui aussi, de l’ennemi. Malgré les pertes subies la retraite n’était pas encore coupée ; elle devait l’être, hélas ! à quelques jours de distance, sur les bords douloureusement fameux de la Bérézina.

Le combat héroïque soutenu par Ney à Krasnoi, avait eu des conséquences particulièrement meurtrières : des milliers de soldats y avaient trouvé la mort ; le reste était démoralisé, épuisé et abattu par d’indicibles souffrances et des privations de toute nature. Les Russes pensèrent que la capitulation du maréchal Ney n’était plus qu’une question d’heures ; ils dépêchèrent la nuit un parlementaire auquel Ney dédaigna de répondre ; toutefois, pour qu’il fût mis dans l’impossibilité de fournir, à son retour au camp, des renseignements sur les desseins audacieux que le maréchal comptait exécuter sans retard, le Russe fut gardé prisonnier ; c’est alors que Ney commença à opérer ce mouvement énergique et désespéré, vraiment sublime de sang-froid et d’audace, et auquel il dut son salut et celui de ses derniers soldats. Après avoir reformé les débris de son armée, il s’achemina en hâte, à la nuit, sur les bords du Dniéper qu’il résolut de traverser, quelque périlleuse que fut l’entreprise. Par bonheur, le fleuve était gelé, mais les glaces sur lesquelles il fallait passer semblaient de formation si récente, qu’on pouvait craindre de les voir céder sous le poids des troupes. Ces appréhensions, qui laissaient deviner une mort affreuse, ne modifièrent point les résolutions du maréchal, et les troupes s’engagèrent sans tarder sur la glace ; le malheur qu’on pressentait, par miracle ne se produisit pas,