Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/424

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remédier aux surprises funestes que tant de dissemblances permettaient d’escompter ; il entoura les jeunes conscrits de grognards ; il insista partout sur le mélange de ces deux éléments, qui eut pour effet de faire naître une certaine cohésion dans les troupes.

D’autre part, malgré tant d’activité, malgré tant de zèle dépensé à la réorganisation de l’armée, son prestige de chef et de tacticien décroissait, sans qu’il en eût conscience. Sa popularité et le magnétisme que sa présence seule suffisait à déterminer dans les rangs des troupes étaient demeurés les mêmes ; mais ses maréchaux, mécontents de ne pouvoir connaître enfin la quiétude dont ils avaient besoin pour jouir de leurs privilèges, ne secondaient que médiocrement ses incroyables efforts ; au cours de la campagne d’Allemagne, leur lassitude se transformera en faiblesse, en mutinerie, en indifférence ; pour quelques autres, elle provoquera la trahison.

Loin de l’inciter à raisonner, à chercher des solutions susceptibles de retarder les conflits imminents, l’exceptionnelle gravité des circonstances présentes ne faisait qu’exaspérer Napoléon dans ses volontés d’absolutisme. Confiant dans l’Autriche, sans qu’il eût d’autres raisons que sa parenté pour en croire certaine l’alliance, convaincu que les désastres de Russie n’avaient que passagèrement ébranlé le respect imposé jusque-là à l’Allemagne, persuadé que le bruit dont il entourait déjà son offensive, ne ferait qu’augmenter les hésitations des alliés, Napoléon restait fermement attaché à la politique de domination universelle qui allait le perdre. Moralement abandonné par ses lieutenants, incertain des qualités militaires de ses nouvelles troupes, incapable de réorganiser, au milieu d’une crise si profonde, des services tels que ceux de l’intendance, dont l’incurie et le désordre auront bientôt sur l’armée les plus lamentables effets, l’empereur, par la magie des illusions, demeurait néanmoins assuré de la victoire. Il comptait sans le furieux réveil des libertés nationales germaniques, meurtries par ses volontés insatiables ; il comptait sans l’habileté et la ténacité de Mettecnich, sans l’audace soudaine d’Alexandre. L’une des raisons de sa confiance fut enfin cette crédulité déplorable qu’en autocrate absolu il apportait aux alliances conclues avec les souverains étrangers. Il ne songeait pas que les peuples secouent parfois le joug de ceux qui leur commandent et submergent sous le flot de leurs colères les volontés de ceux qui croient les conduire. Les atermoiements de Frédéric-Guillaume, ses craintes et ses protestations paraissaient à Napoléon les meilleures garanties de fidélité qu’il pût souhaiter tenir. Mais déjà, derrière le souverain prudent et timoré, la Prusse exaltée se levait pour opposer un démenti terrible à ces serments d’obéissance, et pour reconquérir son autonomie et ses libertés.

Depuis longtemps, le joug de la tyrannie napoléonienne exaspérait les esprits en Europe, et il n’était point d’année, plus particulièrement en Allemagne, qui n’apportât un fort contingent d’adhésions à la cause de la liberté