Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/43

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mais bien au moment où ce peuple, étant libre, a confié à cet aventurier le soin de veiller sur sa liberté. La constitution de Sieyès était un monstrueux engin de « conservation », mais du moins le théoricien y marquait son intention de ne pas laisser de toute-puissance à « un homme ». Cet homme précisément voulait la puissance, et, qui plus est, la Nation voulait qu’il la détînt. Bonaparte n’était-il pas le père de la liberté ? N’était-il pas le type du « libéral »[1] ? N’avait-il pas fait apposer les scellés sur les presses de l’Aristarque, parce que ce journal l’avait accusé « d’avoir des vues d’ambition »[2] ? Et voilà pourquoi l’on se moquait dans le public de la fameuse absorption de Sieyès. — « Si tu raisonnes, disait-on à un camarade, je t’absorbe »[3]. Voilà pourquoi on se méfiait de ses idées : puisque Bonaparte les rejetait et ne voulait pas du Grand Électeur, c’est donc que la création de ce personnage était contraire à la vraie doctrine républicaine ! Quels faits montreront mieux jamais jusqu’où peut être poussé le fétichisme insensé d’un peuple ?

Lorsque, par ses manœuvres, Bonaparte eut ruiné tout le crédit de Sieyès auprès des membres des sections réunies chaque soir dans son salon du Luxembourg, lorsqu’il se fut assuré que cependant son collègue se résignait et ne se séparerait pas de lui avec éclat, il sentit que le moment d’aboutir était arrivé. On avait beaucoup discuté, il fallait écrire. C’est à Daunou que l’on remit ce soin  ; une nuit lui suffit pour rédiger un projet.

Depuis de nombreuses années, Daunou cherchait, tout comme Sieyès, quel texte aurait ce pouvoir merveilleux de rétablir la vie normale de la nation. C’était un esprit ouvert, aussi apte à s’assimiler les justes opinions d’autrui qu’à concevoir lui-même de fortes pensées. S’il n’a pas eu l’énergie presque impossible d’arrêter le mouvement qui entraînait la France vers le despotisme, nous ne pouvons du moins oublier que, dans un temps où tous ne songeaient qu’à s’aplatir devant le maître et à solliciter de lui des faveurs et des places, il s’est tenu dignement à l’écart, refusant même de répondre aux avances qui lui furent faites.

Comme il fallait s’y attendre, le plan qu’il rapporta et qui devait n’être que la réfaction des idées exposées par Sieyès, différait en réalité de ce qui avait été dit par le collègue de Bonaparte. Daunou n’avait pu oublier qu’il avait, pour une très large part, contribué à l’établissement de la Constitution de l’an III et, ni la mise en pratique de cette constitution, ni les discussions nombreuses auxquelles il assistait depuis le coup d’État n’avaient pu le convaincre que son œuvre fut mauvaise. Il demeurait au contraire persuadé que la Constitution de l’an III remaniée devait être la base du nouveau pacte social.

Ce remaniement, il le faisait surtout consister dans la suppression du

  1. Ami des lois, 16 frimaire.
  2. Journal des Hommes libres, 7 frimaire.
  3. Journal des Hommes libres, 22 frimaire.