Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/486

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mépris. Aussi a-t-on le droit de porter les jugements les plus sévères sur une époque artistique où les esprits indépendants durent s’exiler pour ne point subir les turpitudes ou les tyrannies du pouvoir.

Quel écrivain, digne de ce nom, pouvait s’accommoder d’un régime où la platitude et la servilité atteignirent le degré que révèle ce passage, particulièrement édifiant, d’un discours prononcé par Bernardin de Saint-Pierre dans une séance de réception à l’Académie française :

« Enfin le ciel nous envoya un libérateur. Ainsi l’aigle s’élance au milieu des orages ; en vain les autans le repoussent et font reployer ses ailes, il accroît sa force de leur furie, et, s’élevant au haut des airs, il s’avance dans l’axe de la tempête, à la faveur même des vents contraires. Tel apparut aux regards de l’Europe conjurée cet homme dont la vertu s’accroît par les obstacles, ce héros philosophe, organisé par l’empire. Il vole d’abord au midi, la foudre dans la main et le caducée de l’autre. Il s’élève au-dessus des trônes et répare les injures faites aux nations ; bientôt il plane sur l’Égypte, et joignant à la terreur de ses armes les bienfaits de la philosophie, il fonde un institut dans l’antique royaume des Pharaons redevenu barbare. Il revole vers la France alarmée, il en relève le trône pour la gouverner, et y joint celui de l’Italie pour l’affermir. Il rétablit en même temps l’Académie française, pour rendre aux muses leurs anciens asiles et joindre la gloire des lettres à celle des armes. La France n’était alors défendue sur ses frontières que par des villes fortifiées ; il l’entoure d’une confédération de nouveaux royaumes qu’il a créés. En vain l’ourse boréale s’en irrite, et toute hérissée de frimas, vomit contre lui les météores des plus affreux hivers : il accourt vers elle et renverse tour à tour trois puissants souverains qui en défendaient les barrières. Mais comme s’il n’eût couru que dans une lice d’honneur, il les relève tour à tour et leur offre la paix et son alliance. Enfin, le plus puissant d’entre eux, dont on avait voulu faire le plus implacable de ses ennemis, vaincu par sa générosité, devint le premier de ses amis.

« Ô toi, qui projettes en sage et exécutes en héros, sois l’amour des humains, mets ta gloire dans leur bonheur ! Sans doute, une grande renommée est déjà acquise. Toutes les classes de l’Institut te célébreront à l’envi. La géographie décrira les régions que tu as parcourues ; l’histoire célébrera tes conquêtes, tes victoires, tes traités au dehors, ton administration au dedans les arts diront les monuments que tu as élevés à Apollon, à Minerve, au redoutable dieu de la guerre. Mais lorsque le bruit des canons annoncera à la capitale le retour de tes phalanges invincibles, que des foules de jeunes épouses et de filles couronnées de fleurs se précipiteront dans les rangs de tes soldats couverts de lauriers, pour y embrasser des pères et des époux qu’elles croyaient perdus ; qu’élevant leurs bras et leurs couronnes de fleurs vers ton char de triomphe, elles t’environneront de danses et de chants de