Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/49

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ce sont les orateurs, les brasseurs d’idées, détestés par Bonaparte, que l’on va choisir pour siéger dans cette Chambre. Ils vont y parler… inutilement ! Car, dans le régime que l’on instaure, l’indépendance n’existe qu’à la seule condition qu’on ne puisse en user. Les Daunou et les Chénier ont discuté les idées de Bonaparte pendant la rédaction des quatre-vingt-quinze articles constitutionnels, c’est donc qu’ils aiment l’opposition : leur place est au Tribunat ! Ils y feront autant de discours qu’il leur plaira, mais sans pouvoir entraîner d’autre solution qu’un oui ou un non de leurs collègues. Par la nature de ses attributions, le Tribunat sera donc amené à devenir l’organe d’une opposition stérile que la nation même ne comprendra pas. Quant au Corps législatif constitutionnellement muet, comme les tribuns étaient constitutionnellement sourds, il vient compléter un chef-d’œuvre d’impuissance parlementaire dont on ne pourrait que montrer l’incohérence et l’inanité, s’il ne servait, en somme, d’écran au despotisme le plus volontaire, le plus conscient qui ait jamais existé.

Lorsque le Corps législatif avait décrété la loi, le Conseil d’État intervenait à nouveau et édictait tels règlements qu’il convenait pour la faire exécuter ; le Sénat enfin examinait si elle était ou non conforme à la Constitution. Et c’est ainsi que nous sommes amenés à parler de ce corps au rôle considérable. On se souvient qu’il a son origine dans le plan de Sieyès dont il formait la partie essentielle ; aussi est-ce en lui faisant dans l’État une place en apparence capitale et surtout en remettant à son « inventeur » le soin de l’organiser et de le diriger, que Bonaparte acquit définitivement le concours de son collègue du Consulat provisoire. L’article 24 de la Constitution porte : « Les citoyens Sieyès et Roger Ducos, consuls sortants, sont nommés membres du Sénat conservateur ; ils se réuniront avec le second et le troisième consuls nommés par la présente Constitution. Ces quatre citoyens nomment la majorité du Sénat qui se complète ensuite lui-même et procède aux élections qui lui sont confiées. » C’est au moment où Sieyès, voyant définitivement sombrer son influence, parlait de se confiner dans une retraite absolue[1], que Bonaparte, soucieux, nous l’avons vu, de garder le philosophe à côté de lui, songea à lui offrir, à la tête du pouvoir législatif, une place hors de pair. Rappelons-nous, en effet, que les élections confiées au Sénat par la Constitution étaient celles du Tribunat et du Corps législatif, et disons tout de suite aussi celles des consuls à l’expiration de leurs dix années d’exercice, celles des juges de Cassation et des commissaires à la comptabilité. Par conséquent, faire de Sieyès le premier électeur du Sénat, c’était lui remettre le soin de présider au choix postérieur des tribuns et des membres du Corps législatif ; c’était bien le faire le chef de ce qui, dans l’État, allait être le législatif. A-t-il vraiment pensé, en acceptant la situation offerte, à

  1. Les journaux même en parlaient. Voyez Journal des Hommes libres, du 18 frimaire an VIII.