Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/492

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tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples, C’est en vain que Néron prospère : Tacite est déjà né dans l’empire ; il croit incarner auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Prudence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. »

Le ton de cette prose parut d’autant plus désagréable au pouvoir, qu’il rappelait, par ses pompes oratoires, sa grandiloquence, ses allusions transparentes et sa pathétique historique, ces harangues par lesquelles les démagogues d’autrefois invectivaient un prince ou un tyran détestés. Aussi Bonaparte entra-t-il dans une violente colère : il supprima le Mercure, precrivit des mesures plus rigoureuses encore contre les écrivains et les journaux, et parla tranquillement de faire sabrer Chateaubriand sur les marches du palais.

Les Martyrs paraissent en 1809, et les trois volumes de l'Itinéraire en 1814. Dans cette même année, l’Académie, malgré l’opposition qu’il a faite à Napoléon, l’appelle dans son sein. Mais le discours qu’il désire prononcer suscite des arrêts impériaux. Napoléon exige des corrections et des suppressions.

« Si ce discours avait été prononcé, s’écria l’empereur, j’aurais fait murer l’Institut et jeter son auteur dans un cul de basse-fosse ».

Chateaubriand refusa obstinément de laisser châtrer son œuvre et le discours ne fut jamais prononcé : et l’hostilité s’affirma de plus en plus entre Napoléon et l’écrivain qui osait lui résister.

Lutte dans laquelle d’ailleurs Chateaubriand eut le dernier mot, car le coup fut terrible, porté au régime impérial chancelant par la publication de l’opuscule intitulé De Buonaparte, auquel nous avons déjà fait plus haut allusion, et dont il faut citer la conclusion enflammée où soufflent en tempête l’indignation et la haine :

« Aujourd’hui, homme de malheur, nous te prendrons par tes discours et nous t’interrogerons par tes paroles.

« Dis, qu’as-tu fait de cette France si brillante ? Où sont nos trésors, les millions de l’Italie, de l’Europe entière ? Qu’as-tu fait, non pas de cent mille, mais de cinq millions de Français que nous connaissons tous, nos parents, nos amis, nos frères ?

« Cet état de choses ne peut durer, il nous a plongés dans un affreux despotisme. Tu voulais la République et tu nous a porté l’esclavage. Nous, nous voulons la monarchie assise sur les bases de l’égalité des droits, de la morale, de la liberté civile, de la tolérance politique et religieuse. Nous l’as-tu donnée, cette monarchie ? Qu’as-tu fait pour nous ? Que devons-nous à ton règne ? Qui est-ce qui assassiné le duc d’Enghien, torturé Pichegru, banni Moreau, chargé de chaînes le souverain pontife, enlevé les princes d’Espagne, commencé une guerre impie ? — C’est toi !

« Qui est-ce qui a perdu nos colonies, anéanti notre commerce, ouvert