Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/494

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avertis de son mouvement par une secousse. Un pas de cet homme à l’autre pôle se ferait sentir à celui-ci, si la Providence déchaînait encore son fléau ; si Buonaparte était libre aux États-Unis, ses regards, attachés sur l’Océan, suffiraient pour troubler les peuples de l’Ancien Monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l’Atlantique forcerait l’Europe à camper sur le rivage opposé ».

Cet article fit tressaillir d’orgueil Napoléon exilé sur son rocher de Sainte-Hélène et l’empereur déchu en exprima sa joie par une flatteuse appréciation sur Chateaubriand.

« Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n’avait point été placée dans des hommes dont l’âme était détrempée par des circonstances trop fortes ou des renégats à leur patrie qui ne voyaient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte-Alliance ; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères ; si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d’éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré ; ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui du vaincu : c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ait pu dire courageusement à la tribune des pairs que la redingote et le chapeau de Napoléon placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest feraient courir l’Europe aux armes. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare ; tant d’autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie et qu’il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l’administration d’alors[1] ».

Ce fut le tour de Chateaubriand d’être flatté ; il l’avoua lui-même :

« Pourquoi ne conviendrais-je pas, écrit-il, que ce jugement flatte de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse ? Bien de petits hommes à qui j’ai rendu de grands services ne m’ont pas jugé si favorablement que le grand dont j’avais si discuté le crime et attaqué la puissance ».

Il s’excusa presque alors de la passion qu’il avait mise à dénoncer les crimes dans le fameux pamphlet que nous avons cité et il écrit le parallèle de Washington et de Buonaparte, parallèle où sa plume s’est si singulièrement adoucie qu’on se scandalise un peu autour de lui de la contradiction du jugement de 1827 sur celui de 1814.

« Mes deux plâtres de Napoléon se ressemblent, riposte-t-il, mais l’un a été coulé sur la vie et l’autre modelé sur la mort et la mort est plus vraie que la vie ! »

Mais revenons, après cette digression un peu longue, à un résumé rapide de l’existence de Chateaubriand après la chute du régime impérial : il

  1. Mémoires de Montholon, tome IV, p. 248.