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B. — LES MESURES PERSONNELLES.

C’est donc la foule, c’est le peuple qui a fait la force de Bonaparte et c’est en se reposant sur son crédit populaire qu’il a pu laisser de côté la Constitution et prendre des mesures destinées à accroître prodigieusement son pouvoir. Ces mesures sont nettement inspirées par son ambition personnelle. Bonaparte ne gouverne pas avec un parti et pour un parti : « Gouverner par un parti c’est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance ; on ne m’y prendra pas ; je suis national.[1] » Voilà ce qu’il déclare. Il est « national » ! Le voici donc, ce terme toujours répété et toujours destiné à cacher les honteux ou les ambitieux de pouvoir personnel. Il nous a été donné bien souvent de rencontrer un homme qui répugne à toute politique de parti et qui se dit « national ». La belle étiquette en vérité, et combien glorieuse à porter quand on sait qu’elle a été l’expression première de la pensée d’un Bonaparte ! Mais aussi quel avertissement pour tous ceux qui ne souhaitent pas que le régime du sabre et de l’arbitraire reparaisse, pour tous ceux qu’un souffle de liberté anime et qui rêvent d’un épanouissement complet de la dignité humaine dans le magnifique rayonnement de la Révolution sociale !

Qu’y a-t-il derrière ce titre de « national » qu’il se donne ? Rien. Pour Bonaparte, il cachait tout ce qu’il avait intérêt à ne pas être et mettait au jour la confusion désormais définitive entre sa propre volonté et la volonté de la nation. C’est cette confusion qu’il lui fallait absolument proclamer et il lui fallait faire en sorte que l’on crût qu’elle existait, qu’elle existerait toujours. Or, comment s’emparer de l’opinion ? Les courants s’y forment avec rapidité, les nouvelles les plus diverses s’y répandent comme des traînées de poudre et tel puissant d’un jour a tôt fait de voir s’écrouler sa puissance par le seul effet d’une rumeur grossie d’instant en instant : les grondements du peuple ne sont pas toujours bien loin de ses acclamations. L’opinion s’éclaire, s’instruit — ou s’égare — non seulement par ce qui se dit, mais encore et surtout par ce qui s’écrit. C’est la presse qui est la grande informatrice, partant la grande conductrice de l’opinion. Bonaparte devait donc être amené, dans son désir de direction générale des esprits dans sa volonté de domination, à s’occuper des journaux. Que pouvait-il désirer d’eux ? Qu’ils se montrassent toujours, en toutes circonstances, favorables à ses vues, évitant comme lui de choquer ouvertement les partis. Il lui fallait une presse nationale — à son image. L’autocrate ne peut pas admettre que des idées soient reçues différentes des siennes propres ; il exige que toutes les pensées soient coulées au même moule que les siennes et, ennemi des divergences il a la haine des critiques. Or, la presse, durant tout le Consulat provisoire, avait été fort libre. On a pu, du reste, en juger par plusieurs extraits de journaux que nous avons donnés plus haut. Les feuilles étaient nombreuses et beaucoup ne se gênaient

  1. Thibaudeau, I, 115