Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/73

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veloppement normal. Par conséquent, à l’aurore du despotisme, nous voyons un homme, Bonaparte, et, derrière lui, le soutenant par intérêt, comme lui-même a intérêt à la favoriser, une classe, la bourgeoisie, puis en dessous, la masse du peuple, les prolétaires, les travailleurs, la foule qui n’est rien dans l’organisation politique et qui ne cherche pas à être quelque chose. Éliminée de l’action politique par la Constitution, elle se désintéressera absolument de tout ce qui se fera. Hier toute puissante, elle élit des juges de paix ! Mais que lui importe, elle a confiance dans l’homme au pouvoir : il lui a promis d’assurer la liberté individuelle, elle le croit et ne proteste même pas quand la liberté de la presse est anéantie. Quant à l’organisation départementale et communale, elle ne s’aperçut que d’une chose : les hommes envoyés par toute la France étaient très habiles et soumis entièrement à l’autorité de Bonaparte. Généralement modérés, mais libéraux, ils agirent sans fracas, mais utilement, de telle sorte que l’intervention personnelle de tels agents, au lieu d’effaroucher : les administrés, ne tarda pas à être considérée comme un grand bien. Et sans voir quelles conséquences lointaines pouvaient résulter de la loi de centralisation, le peuple y vit un sujet nouveau de louer le premier consul. — Du reste, on devine à la lecture de tous les documents de l’époque que Bonaparte était l’objet de toutes les préoccupations ; on parlait de ses gestes, de ses habits ; on répétait ses paroles ; on cherchait les occasions de le voir, entouré de tout son appareil. C’est ainsi que lorsque l’installation aux Tuileries eût lieu, le 30 pluviôse an VIII, une foule énorme y assista. Le tableau du ministère de la police, pour la situation de Paris au 1er ventôse, porte ces quelques-mots à ce sujet[1] : « La nouvelle demeure des consuls n’a causé aucune inquiétude aux vrais républicains. » Il faut dès lors comprendre qu’en réalité nombre de républicains virent avec défaveur cette installation dans l’ancien palais des rois. Cependant Bonaparte avait eu soin de le républicaniser pour ainsi dire. En effet, avant d’aller y habiter, il y fit disposer un certain nombre de statues dont celles de Démosthène, Caton, Brutus, Turenne, Washington, Marceau, Mirabeau. Il est vrai qu’il y avait aussi l’effigie de César, d’Alexandre, de Frédéric, mais enfin c’étaient là des héros glorieux, et le public ne pouvait en vouloir au premier consul de s’entourer ainsi des plus grands parmi les hommes d’autrefois. Et cette mise en scène porte toujours, le peuple se laisse séduire par de tels procédés qui révèlent chez Bonaparte l’origine italienne, le goût du décor qui frappe l’imagination et entraîne la foule. Le premier consul prit possession des Tuileries en présence des troupes, entouré des ministres des conseillers d’État, des officiers généraux de tous les corps constitués. Et, malgré toute la pompe déployée, on ne s’arrêta pas à penser que les Tuileries pourraient bien recevoir un nouveau souverain ! Bonaparte ne venait-il pas d’adresser à la nation, à l’occasion de la mort de Washington, un mes-

  1. Aulard, Paris sous le Consulat, I, 156.