Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/84

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n’a jamais compris l’âme française[1] » ; raison un peu insuffisante ; « parce que, répond M. Chénon[2], la Révolution ayant vainement essayé de détruire l’Église, « Bonaparte ne voulait pas que l’État fut détruit par elle… » M. Chénon pense — l’Église est si puissante ! — que Bonaparte a dû faire en quelque sorte « la part du feu ». Ce serait donc au Premier Consul que nous devrions de ne pas être tous sujets du pape. Voilà du moins une conception originale du rôle de Bonaparte. M. Mathieu, qui est d’Église, se pose bien lui aussi le « pourquoi » dont nous recherchons la solution, mais il évite d’y répondre trop vite, et, quand il se décide, c’est avec attendrissement qu’il nous dit : « Il semble bien que dans cette âme extraordinaire (l’âme de Bonaparte) il y ait eu un coin réservé aux souvenirs pieux et aux croyances de son enfance, quelque chose comme une petite chapelle corse avec sa Madone et son crucifix… » Mais, à côté de « la petite chapelle », M. Mathieu nous place les abominables paroles de Bonaparte à Fontanes : « Fontanes, faites-moi des hommes qui croient en Dieu ! car les hommes qui ne croient pas en Dieu, on ne les gouverne pas, on les mitraille[3] ! » Et c’est par ce mot que nous commençons à entrevoir la vérité. La religion, et surtout la religion catholique, est une excellente école de despotisme. Le médecin, avant de faire une grave opération, endort le patient au moyen d’un puissant anesthésique. L’autocrate, avant de gouverner son peuple, doit lui ôter tout moyen de résistance, et il n’a pas à sa disposition de stupéfiant comparable à la religion catholique romaine qui annihile toute force de liberté individuelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu sont de mauvais sujets… on les mitraille. Bonaparte qui a mitraillé tant d’hommes — des croyants, pourtant ! — entendait avoir à sa disposition des hommes-machines, des passifs. Et c’est une raison déjà qui l’a poussé à anéantir la liberté intégrale des cultes pour donner au culte papiste la prédominance dans l’État. Religieux personnellement, il ne l’était pas, malgré « la petite chapelle corse ». Tous les historiens rapportent qu’en Égypte[4] il se flattait d’être l’ami des vrais musulmans et le destructeur de la papauté ; le chef de l’Église est pour lui un vieux renard », et le clergé « de la prêtraille[5] » : il s’est marié civilement et est mort sans confession ni communion. Nous laisserons de côté devant ces faits une légende que M. Mathieu nous rapporte, sans y croire trop, dans le cours de son ouvrage[6], et qu’il croit dans l’Appendice[7]. D’après cette légende, Napoléon, au lendemain d’une bataille aurait répondu brusquement et d’une voix brève à un général qui lui disait : « Sire, hier est certainement un des plus beaux jours de votre vie. — Le plus beau jour de ma vie a été celui de ma première commu-

  1. O. c., p.63.
  2. O. c., p. 257.
  3. Mathieu, o. c., p. 32.
  4. Voyez supra Gabriel Deville, chap. xix, § 1. Proclamation du 2 juillet 1798.
  5. Lettres du 26 sept. à Cacault et du 18 févr. 1797 à Joubert.
  6. O. c., p. 30.
  7. Id. Appendice II.