Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/89

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Ferrare, Ravenne, il sentit que le général n’était pas homme à donner quelque chose contre rien. Et, cependant, Spina s’entêtait dans ses arguties, dans ses reculades aussitôt suivies d’offensives. Enfin, il fit tant et si bien que Bonaparte, après l’établissement d’un cinquième projet de concordat qu’il ne se décidait pas à discuter, fit partir pour Rome Cacault, membre du corps législatif, avec mission d’obtenir du pape acceptation pure et simple du texte proposé. Cacault arriva à Rome le 8 avril 1801. Le projet consulaire fut soumis à la « Petite Congrégation », puis à la « Congrégation particulière », et, au bout d’un mois, 12 mai 1801, le pape répondit par… un nouveau contre-projet ! Spina, à Paris — bien qu’il eût l’habitude des tergiversations et des lenteurs — vivait dans une anxiété de plus en plus grande à mesure que les jours passaient et que le « oui ou non » demandé par Cacault n’arrivait pas. « J’attends de jour en jour une scène du premier consul, écrit-il à Consalvi, et, si nous rompons, nous ne rattellerons plus[1]. » Le monsignor, cette fois, montrait de la perspicacité : Bonaparte l’appela devant lui à la Malmaison, et là, il lui fit la scène attendue, accusant Consalvi, et insistant sur la maladresse de la politique pontificale qui employait la diplomatie du tsar pour obtenir certains avantages, comme le rétablissement des Jésuites. Cette allusion à l’appui cherché par le pape dans l’amitié du tsar Paul Ier, qui était un admirateur de Bonaparte était en réalité une menace pour l’avenir, car Paul Ier venait d’être assassiné (24 mars), et son successeur, Alexandre Ier, étant connu par ses sentiments antifrançais, Bonaparte n’aurait pas à le ménager comme il l’avait fait de son prédécesseur. Spina entendit avec effroi le premier consul lui lancer des phrases comme celles-ci : «…Le pape s’y prend de manière à me donner la tentation de me faire luthérien ou calviniste en entraînant avec moi toute la France. Qu’il change de conduite et qu’il m’écoute ! Sinon je rétablis une religion quelconque, je rends au peuple un culte avec les cloches et les processions, je me passe du Saint-Père et il n’existera plus pour moi[2] ». Que voilà bien le langage d’un croyant !

Spina prévint Consalvi, en même temps que Bernier transmettait à Rome la menace faite par Bonaparte d’occuper, « à titre de conquête », les États du Saint-Siège. Les choses paraissaient donc tourner fort mal pour la papauté et l’urgence s’imposait. Mais on se tromperait sur le caractère toujours le même de la politique pontificale si l’on s’imaginait que dans des circonstances pourtant impérieuses elle se fit claire, nette, prompte. De la mauvaise foi embusquée derrière des formules flatteuses ou larmoyantes, voilà le procédé ordinaire du Vatican. Les usuriers des romans de Balzac n’ont pas, dans l’instant qu’ils dépouillent leurs victimes, plus de sanglots dans la gorge qu’un diplomate romain quand il cherche à tromper, vaincre et voler le pouvoir civil. Mais Bonaparte était las : il voulait domestiquer les consciences, il voulait

  1. Lettre du 5 mai.
  2. Récit fait par Spina à Consalvi dans sa lettre du 12 mai.