Aller au contenu

Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
166
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Ainsi Millerand avait eu beau s’appliquer à canaliser la question, à la faire toute petite, elle rompait ses digues et débordait, l’une des plus grandes qui fût : la conquête pacifique du Pouvoir par le quatrième État. Le problème n’intéressait pas seulement l’ouvrier français, mais ceux du monde entier pour qui « le cas Millerand » allait devenir aussi passionnant que l’affaire Dreyfus d’où il sortait. Il n’y a pas, dans l’histoire, beaucoup de sources plus fécondes que cette erreur judiciaire.

Waldeck-Rousseau, qui appartenait à l’espèce d’hommes politiques la plus rare qui soit en France : le conservateur intelligent, avait déjà donné des preuves de sa liberté d’esprit en présence des questions ouvrières. Il ne tenait pas l’ordre social, qui est issu de la Révolution, pour plus immuable que celui qui l’avait précédé, parce que le statu quo n’existe pas plus dans la politique que dans la nature ; il ne confondait pas l’inaction avec la modération ou la sagesse ; et l’histoire lui avait appris qu’une société qui adapte à ses besoins une croyance, même destructive, peut en faire « un calmant » et même « une machine essentiellement conservatrice[1] ». La loi sur les Syndicats professionnels, où les travailleurs s’étaient attachés comme à leur Charte d’émancipation, était son œuvre. Enfin, il s’était pris récemment de goût pour Millerand, après lui en avoir longtemps voulu de l’âpre guerre qu’il avait menée contre les idées et les hommes du vieux parti républicain ; mais l’art de gouverner les hommes implique la faculté d’oublier, ou de faire semblant.

  1. C’est ce que dit Renan : « Le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848. Un œil sagace, en l’an 300 de notre ère, aurait dû voir que la société humaine adapterait le christianisme à ses besoins et, d’une croyance destructive au premier chef, ferait un calmant, une machine essentiellement conservatrice. » (L’Avenir de la Science, préface, xv.)