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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/535

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RENNES


— Ainsi, encore, après avoir démoli la longue série des accusations successives et contradictoires contre Dreyfus, il hésite à mettre les membres du conseil en face du crime judiciaire que serait un nouveau verdict de condamnation. Il dit bien, d’une sobre et puissante éloquence : « Les juges de 1894 n’étaient pas éclairés, ils n’avaient pas l’écriture d’Esterhazy : vous l’avez, vous ; c’est un fil conducteur ; Dieu a permis que vous l’ayez ! Maintenant, allez ! » Et, à ces mots, tous les cœurs se serrèrent, un grand frisson secoua les membres du conseil vers qui il s’était tourné, ceux qui étaient résolus à condamner comme ceux qui allaient absoudre, Brogniart dont le beau visage se décomposa et Bréon dont les yeux enfiévrés n’avaient pas quitté Dreyfus d’un instant. Mais il a dit aussi :

Vous allez entrer dans la chambre de vos délibérations et alors, là, qu’allez-vous vous demander ? Si Dreyfus est innocent ? Non ! Je l’atteste, moi, son innocence, mais vous n’avez qu’à vous demander, vous, s’il est coupable… Vous vous direz : « Nous ne savons pas ! Un autre aurait pu trahir ; mais lui, non, non : il y a des choses qu’il n’a pu commettre… Cette écriture n’est pas la sienne… Il y a un homme, là-bas, au delà de la Manche, qui a pu, lui, commettre le crime… » À ce moment-là, je le jure, il y aura un doute dans votre conscience. Ce doute me suffit ; ce doute, c’est un acquittement[1] !

En d’autres termes, un verdict de non-culpabilité n’équivaut pas à un brevet d’innocence, ce qui n’est même pas juridiquement exact ; et, surtout, l’iniquité et la catastrophe ont été trop atroces pour que Drey-

  1. Rennes, III, 743. — Cependant, ce n’est pas là « plaider le doute au nom de l’accusé », comme Labori en fera par la suite le reproche à Dreyfus et à Demange. (Cass., IV, 048.)