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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/538

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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

L’une des causes les plus fréquentes d’erreur, quand on est accoutumé à raisonner soi-même des choses, c’est de supposer que les autres font de même, se déterminent par quelque logique, vraie ou fausse. La plus large part dans les actions des hommes appartient à la passion et à l’intérêt, même à leur insu ; le raisonnement n’y est pour rien. La raison eût dit à ces soldats que la recondamnation de Dreyfus serait une catastrophe pour l’armée, et ils y voyaient une victoire.

Dans quelle mesure, sauf Bréon et Jouaust, croyaient-ils à l’existence du bordereau annoté ? Eux-mêmes, peut-être, ils eussent été embarrassés de le dire. Mais ils croyaient à Mercier et à Drumont, et, dès lors, le bordereau sur papier fort avait remplacé dans leur esprit le vieux bordereau usé sur papier pelure. Demange, en discutant seulement de celui-ci, avait fait comme ces chefs qui attaquent un camp aux feux allumés encore, mais vide, l’ennemi ayant délogé[1].

Tout à l’heure, quand Dreyfus a quitté l’audience, des voix angoissées lui ont crié : « Courage ! » Il reçut la visite de sa femme, lui dit que, s’il en croyait sa raison, il serait acquitté, mais s’il écoutait et regardait, qu’il serait condamné à nouveau. Sa grande douleur était pour les enfants qui ne savaient toujours rien, croyaient leur mère partie à la rencontre de leur père, au retour de son long voyage, et s’étonnaient qu’ils tardassent tant à revenir.

Pendant tout l’interminable procès, on n’avait vu Lucie Dreyfus que chez elle ou sur le chemin de la prison. Sa présence dans la salle du conseil de guerre aurait gêné, peut-être, plus d’un faux témoin ; mais

  1. « Il (Jansénius) attaque le camp vide, aux feux allumés encore, mais l’ennemi vient de déloger. » (Sainte-Beuve, Port-Royal, II, 120.)