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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/540

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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

La réplique de Carrière fut très brève, mais, tout de suite, aux premières phrases, correctes, qui offraient un sens, il fut manifeste qu’un autre parlait par sa bouche : « Vous avez entendu de très nombreux témoignages. Je vous demande d’en faire, par la pensée, le groupement en deux faisceaux : l’un qui vous demande l’acquittement de l’accusé, l’autre qui réclame de vous sa condamnation. Il vous appartiendra de les peser, de donner à chacun l’importance morale que vous devez lui attribuer, et vous donnerez gain de cause à celui qui fera peser en sa faveur la balance de votre justice. » « L’importance morale ! » Brennus appelait un glaive : un glaive.

Puis, qu’est-ce qu’une preuve ? « En matière criminelle, la preuve n’a point une forme particulièrement juridique. Dans notre affaire, elle ne réside pas sur tel ou tel point. Elle est partout. Elle est dans l’ensemble. Vouloir discuter sur de petits points de détail, c’est s’exposer à faire la confusion. »

Autrement dit : « Il n’y a pas de preuves ; condamnez ! »

Et d’ailleurs, il le dit, récita : « Vous êtes à la fois des jurés et des juges. La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils sont convaincus. Elle ne leur prescrit point de règles, desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve. Elle ne leur fait que cette question, qui renferme toute la mesure de leur devoir : Avez-vous une intime conviction ? »

Carrière n’était plus du tout grotesque. Je n’ai pu savoir si Auffray était dans la salle, écoutait, contrôlait les paroles de mort. Barrès, quand il les connut, ne put retenir un cri d’admiration (ou d’envie) : « Cette belle page, faite de fragments du Code, dépasse ce que les