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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/544

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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


par cinq voix contre deux, celles de Profilet et de Beauvais, et proposa d’abaisser la peine à cinq ans de détention. Beauvais, d’une âpreté qui sembla suspecte, aurait voulu vingt ans ; finalement, on fixa la détention à dix ans.

Cette affreuse discussion dura plus d’une heure.

Un peu avant cinq heures, quand les juges rentrèrent en séance, ils parurent des spectres. Jouaust, avec peine, au milieu d’un silence de mort, raffermit sa voix : « Au nom du peuple français… » Les mots sortaient lentement : « À la majorité de cinq voix contre deux : Oui, l’accusé est coupable… » Il redoutait que les amis de Dreyfus ne commanderaient pas à leur colère ; aucune protestation ne se produisit, rien qu’un long murmure comme la plainte du vent d’automne dans les arbres, puis une immense douleur muette, la perception que quelque chose s’était brisé. Les quelques femmes qui avaient été admises à l’audience, beaucoup d’hommes pleuraient, et les partisans de la recondamnation eux-mêmes étaient aussi livides que les juges, sans triomphe, comme pris tout à coup d’effroi ou de remords devant le nouveau crime militaire qui était l’œuvre de leurs passions.

La lecture de la sentence achevée, les spectateurs s’écoulèrent, dans le même silence tragique, et les juges seuls restèrent dans la salle, roides et mornes, au pied de l’inutile crucifix.

Demange, secoué de sanglots, sans force pour prévenir Dreyfus qui attendait dans une chambre voisine, en laissa la charge à Labori. Dreyfus, dès qu’il le vit entrer, comprit, l’embrassa, l’écouta sans apparente émotion et dit simplement : « Consolez ma femme ! »