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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1908, Tome 6.djvu/443

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LA REVISION


subordonner la justice à la politique, le droit à l’intérêt, c’est-à-dire, en fin de compte, à la force.

De cette maladie, la France pouvait-elle guérir en quelques mois, en quelques années ? Nul progrès plus lent que celui des mœurs, surtout des mœurs politiques. À quelque pays qu’ils appartiennent et à toutes les époques, les hommes qui ont été les témoins ou même les acteurs d’un de ces grands événements d’où sortent les révolutions morales, n’opèrent point cette révolution, ne la voient pas se réaliser en eux. L’événement les a ébranlés, mais comme une balle qui frappe sur une cuirasse et ne pénètre point dans la chair. Si le progrès s’accomplit, ce sera par la génération qui suivra, qui n’a point eu le choc direct de l’événement historique, qu’il soit politique ou religieux, mais qui, naissant à la vie dans une atmosphère modifiée par ce déplacement d’impondérables sans lequel on ne peut rien, voit et sent toute chose autrement que ses pères. Sa mentalité n’est pas la même ; ces hommes nouveaux sont nés dans un autre climat intellectuel et moral.

Il y avait donc chez Zola quelque naïveté à s’étonner que la France ne fût pas déjà guérie, alors que la tragédie n’était même pas achevée ; et la tragédie achevée, la France ne sera pas encore guérie. La nécessaire, l’indispensable laïcisation de l’État ne s’est point accomplie dans le respect scrupuleux du droit, le retour de l’armée à l’ordre républicain ne s’est point opéré par la lente et sûre application d’une règle équitable ; qu’elle sorte de la justice ou de l’injustice, la force se grise d’elle-même ; le nombre oublie qu’il fut la minorité hier, se refuse à croire qu’il pourra être la minorité demain, et il lui suffit qu’il soit le nombre. Cependant le progrès moral s’accomplit, tout comme le

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