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ABANDONNÉE

— Je ne puis encore me prononcer catégoriquement, mon cher comte ; mais le cas ne me semble pas désespéré, et je préfère cette fièvre qui enlève toutes pensées à la comtesse. Je redoute tant que le cœur ne s’attaque trop profondément ! De ce côté, du moins, je ne crains rien en ce moment.

Et le jeune homme le quitta, un peu plus rassuré, pour s’occuper de la triste cérémonie de la mise en bière.

— Ô mère ! s’écriait-il en embrassant le visage glacé qui allait disparaître sous le blanc linceul, ô mère ! tu vas la revoir, et nous, nous malheureux, nous ne la reverrons plus jamais, jamais !…

— En ce monde, mon fils, prononça l’abbé Coural d’une voix grave, mais vous la retrouverez un jour dans la patrie où il n’y aura plus ni pleurs ni chagrin. C’est pourquoi vous ne devez pas vous laisser aller au désespoir comme ceux qui n’ont pas d’espérance ; l’aurore éternelle se lèvera aussi pour vous, et vous y rejoindrez tous ceux que vous avez aimés.

Ces paroles émues firent pleurer Roger. Et, plus résigné, il laissa s’achever le pénible travail.

Bientôt, à travers les chemins bordés de fleurs, le char dans lequel reposait celle que l’on nommait la bonne comtesse s’en allait jusqu’au petit cimetière, où, parmi les tertres verdoyants, s’élevait la chapelle qui renfermait tous les Peilrac. Le cortège était nombreux ; il se composait des amis, des villageois et aussi des pauvres déshérités dont sa charité avait adouci le sort.

Après avoir récité les dernières prières d’une voix émue où passaient des pleurs, l’abbé Coural s’écria :

— Paix à cette âme, elle voit le Seigneur, car elle a passé en faisant le bien.

Le Dr Queltin put rassurer plus complètement le comte au retour du cimetière.

— Ma malade est plus calme, dit-il ; le cœur bat toujours un peu irrégulièrement, mais, avec des ménagements, des soins extrêmes, nous pourrons conjurer le danger immédiat.

— Merci, docteur !…

Et la main de M. de Peilrac serrait à la briser celle du praticien.

Il avait bien besoin de ce réconfort, le père infortuné !

Les funèbres dragueurs étaient revenus à jamais déçus. La rivière avait été fouillée sans aucun résultat. Le corps léger de l’enfant avait dû être porté par le courant jusqu’à l’océan.

Marie recouvra la faculté de reconnaître ceux qui l’entouraient, mais ce retour à la vie lui permit de concevoir toute l’immensité de sa perte. Lorsque ses yeux eurent une lueur d’intelligence, elle les fixa, pleins de prières, sur ceux de son mari. À cette muette interrogation, Roger ne put que s’agenouiller au chevet de ce lit, où sa bien-aimée allait encore souffrir. Il prit la main fine qui pendait, lassée, sur les couvertures, la baisa, puis la plaça ensuite sur ses yeux humides.

— Alors tu ne l’as pas retrouvée ? murmura-t-elle. Jamais, jamais, je ne reverrai ma Mireille ?…

— Pardon, pardon, Marie ! balbutia-t-il. J’ai fait l’impossible, crois-le !…

— Pauvre ami ! Te pardonner !… Quand tu souffres autant que moi !

Et de longs sanglots sans larmes ébranlèrent tout son être.

— Si elle ne peut pleurer, dit tout bas le docteur, la crise sera terrible !

Le comte se releva et posa la frêle tête blonde sur sa poitrine, où son cœur battait à se rompre.

— Ah ! chère, chère femme ! Pleurons ensemble, souffrons ensemble, nous serons moins malheureux et plus forts.

Et les pleurs perlèrent de ces yeux hagards, ils coulèrent, abondants et pressés, évitant à la pauvre désolée une crise qui pouvait la briser.

— Oh ! murmurait-elle, ne pas seulement savoir où s’est arrêté son corps ! Ce corps si beau qui était ma fierté ! N’avoir pu revoir ces grands yeux si doux, cette bouche rose qui me disait si tendrement : « Je t’aime ! » C’est cela qui me déchire, mon Roger, c’est cette pensée affolante de savoir ma chérie sous l’eau froide qui fera à jamais mon désespoir !

Comment répondre à ces plaintes déchirantes sinon par des larmes !

Une potion calmante lui procura quelques heures de sommeil.

Le mieux se maintint, et la jeune comtesse put se lever ; mais elle était d’une pâleur et d’une maigreur à effrayer, dans ses vêtements de laine noire. Lorsqu’elle sortit au bras de son mari, ce fut pour se diriger vers le parc. En vain le comte voulut s’y opposer.

— Je veux voir les lieux témoins des derniers jeux de ma fille, dit-elle ; cette eau qui me l’a prise me rendra peut-être son image.

Et, penchée sur les flots calmés, elle les regardait de tous ses grands yeux fiévreux. Ils ne lui renvoyaient qu’un visage navré qui était le sien.

Chaque jour elle revint s’asseoir sous le saule, près de la croix en marbre blanc que le père y avait fait dresser.

CHAPITRE VI

SANS REPOS


M. Queltin s’inquiéta de cette idée fixe, qui aurait conduit peu à peu Marie à la folie.

— Il faut voyager, mon cher comte. En vous arrêtant quelques jours dans chacune des villes que vous traverserez, vous éviterez la fatigue à Mme de Peilrac ; mais il est urgent de l’enlever à ces lieux funestes.

Et Roger recommença ses voyages. Hélas ! ce fut un calvaire qu’il monta avec cette mère qui ne voulait pas être consolée.

Marie avait résisté tout d’abord à l’ordre du docteur ; elle voulait rester près de cette rivière fatale qui l’attirait tout en l’affolant. M. Queltin la pria de le faire pour son mari, si elle l’aimait encore.

— Si je l’aime, docteur ! s’écria-t-elle alors avec une animation qu’elle ne montrait plus depuis longtemps. Je le chéris doublement, mon Roger, puisqu’il me remplace tout.

— Parlez avec lui, alors ; il souffre ici, où tout lui rappelle ses chères disparues ; ayez