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Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T2.djvu/30

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Malgré sa grande jeunesse, l’auteur de Namouna et de Portia était loin d’être encore novice dans la littérature et dans la vie. Par les manières et la tenue, c’était un élégant, un dandy, correctement mis, gâté par les femmes du monde, spécimen de la jeunesse dorée dont il partageait les plaisirs et les passe-temps, du matin au soir, en commençant par un déjeuner dans un restaurant à la mode, suivi de promenades sur le boulevard de Gand, et en finissant par les raouts et les bals du faubourg Saint-Germain. Ces passe-temps l’empêchaient non seulement de travailler, mais étaient en disproportion avec sa situation de fortune, car il n’était pas riche ; mais il avait des goûts aristocratiques[1].

Il est vrai d’ajouter que, du soir au matin, il n’était pas rare de voir le favori des dames du faubourg Saint-Germain, passer son temps en des compagnies rien moins

    quand il regardait les femmes, parce qu’il avait les paupières rouges, sans cils, et qu’il n’avait pas de sourcils. Souvent il vous regardait si fixement que cela frisait l’insolence et le cynisme… » C’est ce que confirme d’une manière très intéressante cette description de l’extérieur du poète Sténio dans Lélia : « Ses yeux dépourvus de cils n’avaient plus cette lenteur voilée qui sied si bien à la jeunesse. Son regard vous arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant… » (Lélia, 3e partie, ch. xlvii.) Nous avons déjà mentionné plus haut cette ressemblance du portrait de Musset, fait par Mme Viardot avec celui de Sténio, fait par l’auteur de Lélia.

  1. Le frère biographe dit : « Tour à tour, laborieux et dissipé, il travaillait avec une ardeur incroyable, pourvu que rien ne vînt le distraire, car une fois le travail achevé ou interrompu, le poète redevenait dandy. Ses amis, plus riches que lui, l’enlevaient trop souvent à ses livres. D’ailleurs, il ne se cachait pas de ses goûts aristocratiques. Tous les endroits consacrés à la fashion exerçaient sur lui un attrait irrésistible. C’était l’Opéra, où il avait ses entrées, le Théâtre-Italien, le boulevard de Gand, le Café de Paris, où se réunissaient des hommes fort distingués, mais sans aucun lien entre eux que celui de l’habitude. On jouait gros jeu : on faisait des parties de plaisir d’une durée illimitée, des gageures insensées dont il fallait remplir les conditions à la rigueur, dût-on s’y casser le cou. La devise de l’endroit était : Pas de quartier ! Un soir, on apprit qu’un des habitués de la réunion ne viendrait plus. Le bruit courut qu’il avait pris avec lui même l’engagement