Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/448

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de pain rassis et d’un paquet d’omelettes froides au boudin. Cette dernière recette est de lui. Il osa la publier dans les Annales d’Adolphe Brisson. Les jeunes abonnées en demeurèrent pantelantes.

J’ai rencontré Faguet un certain nombre de fois, dans les milieux les plus divers et notamment dans les salons de la Revue. Je n’en suis pas plus avancé. Il y a au fond de ce pondeur d’articles, de cet incontinent de premiers-Paris, une énigme qui m’inquiète et me trouble. Gœthe chargea un jour Alexandre de Humboldt, l’auteur du Cosmos, qui visitait Paris, d’aller voir Restif de la Bretonne, lequel l’intriguait fort, et de le lui dépeindre. Humboldt s’acquitta de la commission de la façon la plus exacte, la plus minutieuse et la plus réjouissante. Si Gœthe lui avait donné cette besogne quant à Faguet, Humboldt eût été fort embarrassé. Faguet est, en effet, à transformations, à dédoublements et même à détriplements. Il est à coup sûr un grand nerveux. À certains soirs, au théâtre, — car il fait métier de critique dramatique, et quel extravagant critique ! — avec sa cravate bleue, sa mine bouillie et clignotante, il a l’air d’un bon oncle qui instruit et promène les siens, d’un sous-Sarcey. Une autre fois, par un crépuscule pluvieux, vous voyez passer un ramoneur halluciné, lequel n’est autre que Faguet. Il vous salue d’un grognement douloureux. Ou bien, dans un salon ruisselant de lumières, apparaît soudain une sorte de pion sans linge, chaussé d’incroyables croquenots, et répandant une odeur de soupe à l’oignon. C’est monsieur Émile, je veux dire Faguet, qui dépose sur les mains des dames, en les baisant respectueusement à la ronde, un cercle sombre.

Vers 1903, le journal le Soleil dépérissait sous le poids de Numa Baragnon. Les collaborateurs, dont j’étais, et les actionnaires furent convoqués pour aviser en commun au sauvetage. À mon côté se tenait Maurice Talmeyr, qui a une vision aiguë des choses et des gens. Il ne connaissait pas Faguet, même d’aspect. La porte s’ouvre et Faguet entre. Cette fois-là il avait l’air, le pauvre cher immortel garçon, de jouer les traîtres sous le Directoire, au théâtre de Belleville. Sa longue redingote boutonnée, un chapeau quasi tromblon dégoulinant d’eau sur les bords, car il pleuvait, et un parapluie de vente à la criée, tordu comme une voile autour d’un mât pendant la tempête,