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Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/173

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L’ÉTRANGE[1]


« Arrivons-nous bientôt, postillon ?

« Pas encore. Je crains de ne pouvoir échapper au chasse-neige ; le vois-tu venir ? Vois-tu les tourbillons qui s’amoncellent dans le lointain ? — Oui, je les vois, ces tourbillons, ils fondent tout droit sur notre route ; les fuir est impossible. »

Vers le soir, la température baissait sensiblement ; on entendait la neige craquer sous l’arbre du traîneau.

Pendant les longues soirées d’hiver, la tempête gronde dans les immenses forêts de pins séculaires, les branches s’inclinent sur le chemin étroit et s’agitent, menaçantes, dans le crépuscule grandissant de la nuit qui tombe. Il fait froid, et on sent un malaise vague, indicible. L’étroite « kibitka » vous enserre de tous côtés, et la sensation de malaise se définit, s’aggrave au heurt incessant des armes avec lesquelles les soldats de notre escorte font un bruit infernal. La chanson des grelots sonne lugubre et monotone en harmonie avec le chasse-neige. Heureusement une lumière proche annonce une station à la lisière de la forêt bruissante.

Les soldats, tout en faisant résonner leur arsenal d’armes, secouèrent la neige de leurs vêtements dans l’isba, où nous entrâmes. Surchauffée, sombre et noircie par la fumée, cette isba présentait un aspect pauvre et inhospitalier. L’hôtesse fixait sur le bâton de fer une branche de pin allumée, qui formait l’unique éclairage.

— Dame, qu’avez-vous à nous offrir ?

— Rien, il n’y a rien à la maison.

— Comment ! pas même de poisson ? mais la rivière est tout près !

— Nous en avions bien, mais la loutre a tout dévoré.

— Allons donc ! des pommes de terre, alors.

— Il n’y en a pas ; la gelée, cet automne, les a abîmées.

Que faire ? Force fut de se résigner. L’hôtesse nous apporta du pain et des oignons, dans un panier d’osier et, contre toute attente,

  1. Cette nouvelle, du grand romancier Korolenko, est interdite par la censure russe.