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Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/177

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figure : « Barbares, vous n’êtes que de vils esclaves. » Et d’autres injures.

Que voulez-vous ? je trouve une pareille conduite, à l’égard des supérieurs, condamnable, toujours et quand même. Et nous ne l’avons pas fouillée. L’inspecteur l’emmena dans une autre pièce, elle en sortit tout aussitôt. « Elle n’a rien sur elle, » annonça-t-il, tandis qu’elle le regardait avec des yeux méchants, comme si elle raillait. Ivanoff les contemplait bouche béante, et dans son ivresse il marmottait : « Ça n’est pas légal ; j’ai des ordres, moi. » Mais l’inspecteur fit semblant de ne pas entendre.

Nous nous mîmes en route. Pendant que nous traversions la ville, elle regardait constamment par la fenêtre de la voiture, soit qu’elle fît ses adieux, soit qu’elle cherchât du regard quelque être ami. Quand Ivanoff s’en aperçut, il ferma les fenêtres et baissa les stores. Alors, s’enfonçant dans un coin, elle se serra étroitement contre le siège et se mit à nous contempler ; je dois avouer que je n’en pouvais plus : je soulevai un des stores, comme si j’eusse désiré regarder dans la rue. Mais elle n’y fit point attention ; ne regardant plus du côté de la fenêtre, elle demeurait colère, dans son coin, se mordant les lèvres jusqu’au sang. Nous arrivâmes ainsi à la gare. Le temps était clair, malgré la saison avancée. C’était au mois de septembre ; le soleil brillait, mais le vent soufflait froid, vrai vent d’automne. À peine entrée en wagon, elle ouvrit la fenêtre, se pencha toute au dehors et demeura ainsi tout le temps. Le vent lui soufflait à la figure. Nos ordres, vous le savez, défendent d’ouvrir les fenêtres, mais déjà mon Ivanoff ronflait, et je n’eus pas le courage de l’arrêter. Enfin, je m’enhardis et, m’approchant d’elle : « Mademoiselle, lui dis-je, fermez la fenêtre. » Elle se taisait, ne prêtait pas plus d’attention à mes paroles que si j’avais parlé au vent. Je restai devant elle, j’attendis ; enfin, je repris : « Vous vous exposez à prendre froid, Mademoiselle, le vent est glacial. » Elle se retourna et me regarda comme si quelque chose l’eût frappée. Après quelques instants, elle dit doucement : « Laissez-moi, je vous prie », et sortit de nouveau sa tête par la fenêtre. Renonçant alors à ma tentative, je m’éloignai. Peu à peu elle semblait se calmer, elle ferma la fenêtre et s’enveloppa dans son manteau pour se réchauffer. « Il fait froid dehors, le vent vous glace », dis-je. Elle n’y fit pas attention, même elle retourna à la fenêtre, s’exposant de nouveau à toutes les rigueurs de l’intempérie ; on eût dit qu’elle ne pouvait se lasser, après l’étroite prison, de respirer l’air libre. Même elle s’égayait, un léger sourire jouait sur ses lèvres. Quel délice de la voir en ces moments ! Le croiriez-vous ? vraiment, je l’eusse épousée de grand cœur si le chef et les ordres formels ne s’y opposaient.