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Page:L’Humanité nouvelle, 1901.djvu/22

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Devant eux s’étalent une quinzaine de mètres d’un chemin sali et noir ; derrière, la même chose, et, de tous côtés, le mur d’un épais brouillard blanc et frileux. Ils marchent, ils marchent, mais la route ne change guère, le mur est toujours à la même distance et la loque de terre reste interminablement loque. — Brusquement paraît une grande pierre blanche ; un ravin, une brassée de foin tombée de quelque chariot, surgit une flaque d’eau sale et, par moment, au devant se dresse une ombre aux contours vagues ; plus on l’approche, plus elle diminue et s’assombrit, — encore un pas et les voyageurs voient ou une lamentable borne kilométrique sur laquelle le temps a effacé les chiffres ou un bouleau maigre, mouillé et nu, pareil à un pauvre des grandes routes. Le bouleau accueille les passants avec le murmure de ses dernières feuilles ; sûrement une de ces feuilles se détachera et tombera mollement sur la terre… Et puis, de nouveau, le brouillard, la boue, l’herbe jaune des bords de la route. Sur l’herbe pendent de méchantes larmes ternes. Ce ne sont pas ces larmes de joie paisible avec lesquelles la terre reçoit et reconnaît le splendide soleil d’été et desquelles, à l’aube, elle désaltère les cailles et les sveltes croncheps au long bec ! Les pieds des marcheurs s’enfoncent dans la boue lourde et gluante. Chaque pas est un effort.

André Ptakha est un peu excité. Il regarde attentivement le vagabond et tâche de comprendre comment un homme vivant et sobre peut oublier son nom.

— Es-tu orthodoxe, demande-t-il à la fin ?

— Orthodoxe, répond avec douceur le vagabond.

— Gm… alors on t’a baptisé ?

— Mais certainement ! Je ne suis pas un turc… je vais à la messe, je fais mes dévotions, je jeûne selon la loi. Je fais tout ce qui est prescrit par la religion.

— Eh bien alors, ton nom ?

— Appelle-moi comme tu veux, mon homme…

Ptakha hausse les épaules et, très perplexe, frappe sur ses hanches. Mais l’autre garde, Nicandre Sapojnikoff, est silencieux. À le croire, il n’est pas si naïf que Ptakha, et il sait très bien les motifs qui poussent cet orthodoxe à taire son nom. Son visage expressif est froid et sévère. Il marche un peu à l’écart, ne parle pas à ses compagnons et on dirait qu’il tâche de montrer, même au brouillard, sa gravité et son intelligence.

— Dieu sait ce qu’il faut penser de toi, continue Ptakha. Tu n’as pas l’air d’être un paysan et pourtant tu n’es pas un monsieur. Tu es, comme ça, un morceau du milieu… L’autre jour, en lavant des tamis dans l’étang, j’ai attrapé une petite bête grande comme le doigt et qui avait une queue, des nageoires. Au premier abord, j’ai