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Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 5.djvu/307

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rent pas longs. Il était si plein de son malheur, qu’il ne pouvait parler d’autre chose. « J’ai, leur dit-il, derrière cette colline, une grosse compagnie de gens que j’amène d’Alep. Avancez, vous allez être témoin de notre funeste situation, et peut-être aiderez-vous à notre salut. »

Carré et son guide montèrent la colline ; ils découvrirent bientôt la caravane, composée d’une vingtaine de valets et d’environ cent chameaux qui servaient à porter deux cents filles âgées de douze à quinze ans : elles étaient dans un état dont la seule vue inspirait la pitié ; couchées par terre, la plupart fort belles, mais les yeux baignés de larmes, et le désespoir peint sur leurs visages. Les unes jetaient des cris pitoyables ; d’autres s’arrachaient les cheveux.

« Jamais de ma vie, dit l’auteur, je ne serai aussi touché que je le fus de ce spectacle ; et, quoique j’entrevisse une partie de la vérité, je demandai au cavalier turc qui étaient ces misérables filles, et d’où venaient leurs lamentations. Il me répondit en italien que je voyais sa ruine entière ; qu’il était un homme perdu, et plus désespéré cent fois que toutes ces filles ensemble. « Il y a dix ans, ajouta-t-il, que je les élève dans Alep, avec des soins et des peines infinies, après les avoir achetées bien cher. C’est ce que j’ai pu rassembler de plus beau en Grèce, en Géorgie, en Arménie ; et dans le temps que je les conduis pour les