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Page:La Nature, 1873.djvu/307

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LA NATURE.

oiseaux. Elles paraissent l’effet d’une véritable volonté, et, suivant l’entomologiste Amyot, qui aimait beaucoup les recherches d’érudition, ce motif les aurait fait ranger par Salomon au nombre des quatre animaux auxquels il accorde la sagesse. Un ancien compilateur d’entomologie, Moufet, que nous citerons plusieurs fois[1], en donne, sans y entendre aucunement malice, une autre raison : « Elles (les sauterelles) vivent entre elles avec concorde, sans qu’il soit besoin du secours d’un roi ou d’un empereur. Elles volent même (Salomon, Proverbes, 30) ensemble sans roi, et conservent mutuellement la bonne harmonie. Aussi l’Église a dit : « Tes gardiens seront comme les sauterelles, et tes enfants comme les sauterelles des sauterelles, c’est-à-dire non-seulement grands par le nombre, mais en accord et en confirmation par le consentement des âmes. » Ce qui étonne le plus dans les apparitions des criquets migrateurs, c’est leur nombre incroyable, dépassant tout ce qu’on peut imaginer et justifiant le nom arbeh (multiplication) donné par les Hébreux à la septième plaie d’Égypte (Exode, liv. X). Leurs nuées obscurcissent le ciel dans leur passage, au point, disent certains rapports, qu’on ne pourrait lire dans les maisons. Une multitude de ces insectes, blessés ou tués par la pression, tombent de ces légions sinistres. Nous prendrons quelques exemples aux époques les plus récentes, garantie d’authenticité. Après sa défaite à Pultawa, et en retraite dans la Bessarabie, l’armée de Charles XII se trouvait dans un défilé, lorsque les hommes et les chevaux furent contraints de s’arrêter, aveuglés par une grêle vivante sortie d’un nuage épais interceptant le soleil. L’approche des criquets fut annoncée par un sifflement pareil à celui qui précède la tempête, et le bruit des ailes et des corps entre-choqués surpassait celui des flots se brisant sur les rivages. Quelques citations donneront une idée de l’étendue énorme de ces essaims de désolation. Le général Levaillant en a vu à Philippeville un nuage de 3 à 4 myriamètres de longueur former sur le sol, en s’abattant, une couche de 3 centimètres de hauteur. À la fin de 1864, au Sénégal, les plantations de cotonniers furent détruites, et on observa un nuage vivant qui passa du matin au soir ; la vitesse lui donnait quinze lieues de longueur, et ce n’était qu’une avant-garde, car au coucher du soleil la portion terminale paraissait sous forme d’un nuage encore plus épais. Le voyageur anglais Barrow rapporte que, dans l’Afrique australe en 1797, ces insectes couvrirent le sol sur une étendue de deux milles carrés, et que, poussés vers la mer par un vent violent, ils formèrent près de la côte un banc de plus d’un mètre de hauteur, sur une longueur de cinquante milles ; puis, lorsque le vent vînt à changer, l’odeur de putréfaction se fit sentir à cent cinquante milles de distance. Les famines produites par la voracité des acridiens ne sont pas les seules causes de la mort des hommes et des animaux domestiques ; il s’y joint souvent une épidémie pestilentielle due aux émanations putrides. Les invasions de criquets sont de vraies calamités nationales. En 1835, la Chine fut ravagée par les acridiens, dont les nuages cachaient le soleil et la lune. Partout où ils s’arrêtaient, les moissons les plus belles et les plus abondantes étaient en un instant dévorées entièrement, et les champs mis à nu ; les récoltes à l’abri dans les granges furent aussi consommées en grande partie. Les habitants terrifiés fuyaient de toute part sur les montagnes. Dans les pays inondés, où il n’y avait pas de récoltes, les acridiens pénétrèrent dans les maisons et détruisirent les vêtements. Les ravages, commencés en avril, continuèrent sans interruption jusqu’à la gelée et à la neige.

C’est avec l’aide des vents que des insectes médiocrement conformés pour le vol peuvent entreprendre leurs immenses voyages. Ils sont souvent entraînés beaucoup plus loin qu’ils ne veulent et emportés dans la pleine mer. M. Kirby rapporte qu’en 1811 un navire retenu par le calme à 200 milles des îles Canaries, fut tout à coup, après qu’un léger vent de nord-est eut commencé à souffler, c’est-à-dire venant du nord de l’Afrique, enveloppé par un nuage d’acridiens qui, s’abattant sur le navire, couvrirent de leur multitude le pont et les hunes. M. Fischer de Fribourg (Orthoptera Europœa, Leipsig, 1853) cite le fait suivant. Au mois de septembre, sous 18° latitude nord, dans la mer Atlantique, au milieu de la tempête, de grandes troupes d’acridiens ont été observées pendant deux jours, à 450 milles du continent ; dans l’après-midi du second jour, le ciel fut obscurci par leurs bataillons et comme couvert de nuées, et toutes les parties du navire où se trouvaient les observateurs en furent recouvertes ; pendant deux jours une masse considérable de ces insectes morts nagea sur l’Océan.

La France n’est pas à beaucoup près aussi souvent le théâtre de ces invasions redoutables que les contrées plus orientales et plus méridionales de l’Europe. Cependant elles font aussi partie de l’histoire de ses calamités. Voici à ce sujet quelques renseignements anciens puisés dans les récits confus de Moufet. En 181 après J.-C., en Illyrie, Gaule et Italie, pendant la guerre et encore après son apaisement, comme un châtiment supplémentaire aux nations coupables, des sauterelles, en nombre indéfini et plus grandes que les autres, dévastèrent toute la végétation. La France fut, dit-il, misérablement dépeuplée dans les années de l’ère chrétienne 455, 874, 1337, 1353, 1374. Portés par les vents dans la mer et rejetés par le flux sur les rivages, les cadavres des acridiens infectaient l’air, et achevaient par la peste les populations de ces sombres époques, déjà épuisées par la famine. La France ne fut pas épargnée dans les grandes migrations de 1747, 1748, 1749, qui envahirent l’Europe. Quelques détails précis ont été conservés sur des invasions partielles de la Provence par l’entomologiste Solier. (Ann. Soc. entom. de Fr., Ire série, t. II, 1833, p. 1486). En 1613, Mar-

  1. Insectorum sive minimorum animalium theatrum. — Londres, 1634, p. 123 et suiv.