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Page:La Revue blanche, Belgique, tome 1, 1889.djvu/9

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efforts, je sentais ma main trembler dans la sienne. — « Allons, dit-elle, approchez-vous », et brusquement, dénouant sa cape, elle emprisonna nos deux têtes.

Grisé par l’odeur de ses cheveux qui me caressaient la joue, par son sein que je sentais palpiter sous mon bras, je murmurai tout bas, comme dans une prière : « Oh ! je vous aime bien, Marguerite ». Elle ne répondit pas. Enhardi, je continuai : « Si vous saviez… Il y avait longtemps, longtemps que je vous adorais, j’aurais donné mon âme pour vous baiser la main, et quand je vous voyais j’avais peur, je n’osais plus rien. Oh ! n’est-ce pas que vous me laisserez vous aimer ! J’ai eu tant de peine loin de vous. Bien souvent je fermais les yeux et je songeais à des moments comme celui-ci, et puis je vous voyais dans mes rêves, la nuit : Toute blanche, vous veniez vers moi en me tendant les bras… Oh ! vous avez mon cœur ! je voudrais vous le montrer tout entier, et je ne puis pas, mon Dieu ! Je ne sais pas… je ne trouve plus rien, Oh ! je vous aime bien, Marguerite, croyez-moi ! » — « Taisez-vous ! je vous en prie. Oh ! taisez-vous ! » supplia-t-elle d’une voix changée. Et peu à peu je sentais sa tête s’alanguir sur mon épaule, et sa taille, que soutenait mon bras, se faire plus pesante. — « Marguerite, continuai-je implacable, n’est-ce pas que ce doit être bien bon de s’aimer, et que deux amants qui se comprennent doivent être bien heureux dans une pareille nuit !… Voyez, comme le ciel est étrange ce soir… Marguerite, que vous êtes belle ! Quand il passe un nuage plus obscur, vous disparaissez ; vos yeux seuls qui brillent dans l’ombre, pourraient me faire trouver la place de votre bouche... ; puis peu à peu, avec la lumière, vous devenez toute pâle, et je ne vois plus vos yeux, car tout s’efface,et je sens mon âme qui s’en va… » Comme j’approchais mon visage du sien, je sentis qu’elle pleurait. L’impression de ces larmes chaudes sur ma joue acheva de me rendre fou, et brusquement, saisissant sa tête de mes deux mains, j’embrassais sa bouche violemment, cruellement.

Elle voulut parler, murmurer : « Siebel» ! Ses lèvres s’entr’ouvrirent et je baisai ses dents, saisi d’une volupté si douloureuse qu’il me semblait qu’on me meurtrissait le dessus des paupières.

— Laissez-moi rentrer ! dit-elle en se dégageant, moitié souriante, moitié fâchée. — Oui. Mais dites-moi que vous m’aimez !

Elle m’échappa, se mit à courir, et gravissant le seuil de sa maison, me cria dans la nuit : « Je ne sais si c’est l’amour, mais vous m’avez fait bien mal et bien plaisir à la fois. » Soudain la porte se referma, et je restai seul, éperdu.

Le voile noir qui se déroulait sur le ciel achevait d’enfermer les dernières étoiles, une petite pluie fine commençait à tomber pendant que les arbres,pris d’un frisson subit, s’agitaient dans l’ombre, comme réveillés en sursaut d’un premier sommeil… Appuyé au mur de son jardin,je regardai longtemps la lumière qui courait dans sa chambre, et j’attendis comme un insensé, croyant qu’elle allait ouvrir sa fenêtre, qu’elle allait encore me parler. Et je ne pouvais plus m’éloigner de cette maisonnette couverte de lierres, de ce jardin d’où montait le parfum de ses roses.

Quand je fus brisé de fatigue, quand je me sentis incapable de tenir mes yeux ouverts, je retournai avec peine, et ce n’était plus ce monde que j’habitais, car tout chantait autour de moi, j’entendais des mots d’amour dans le murmure du vent et j’étais bien certain que sur les feuilles grelottantes devait être tracé son nom en gouttelettes de pluie.

Chaque soir, je revins à cet endroit ; Marguerite m’y rejoignait, et c’était alors des heures délicieuses que jamais je n’oublierai.

Puis voilà qu’un jour arrivèrent deux gentils-hommes, l’un éclatant de jeunesse et de beauté dans son pourpoint de soie, sa tête pâle, un peu efféminée, encadrée de cheveux noirs qui se mêlaient à l’or de son manteau ; l’autre, très beau aussi, mais d’une beauté effrayante, surnaturelle, toujours vêtu de rouge et riant à chaque instant d’un rire qui vous glaçait. A partir de ce jour, Marguerite cessa de venir à nos rendez-vous… Je retournais bien souvent et j’errais, la mort dans l’âme, dans ces lieux qui nous étaient familiers, tressaillant au moindre bruit, espérant qu’encore une fois je la verrais, puisque je l’avais tant aimée. Mais elle ne songeait plus à moi, éblouie qu’elle était par la grâce de ce beau seigneur à l’air si résolu.

C’est ainsi que parlait Siebel. Et peu à peu sa voix s’affaiblissait, sa taille et ses traits s’effaçaient, enveloppés de vapeur, tandis que dans un murmure sa voix disait encore : « Voilà ce que c’est d’aimer quand on est un enfant ! » et la blonde vision disparut…

Siebel était allé rejoindre Marguerite dans le pays des songes, dans le royaume des chimères. Albert HAUTEROCHE

Sensation d’Art.

(Traduit du roumain).

A elle !

Pas un bijou sur elle, rien. Ni robe, ni jupon, ni batiste aux riches Valenciennes, ni sandales pointues, ni bas de soie noirs filés comme par une araignée… nue, complètement nue… nue et étendue sur l’épaisse fourrure, jetée négligemment sur le fauteuil paresseux qui transpire devant le foyer, où les bûches craquent et se brisent avec des scintillements et des étincelles, en répandant une chaleur endormante.

D’une main elle tient un volume : « Douleurs », vers parus le mois dernier, et de l’autre un coupepapier d’écail, surmonté de son chiffre en or, et avec lequel elle n’a pas encore fini de fendre le cœur du poète renfermé dans la couverture blanche.

Et qui l’accuserait de sa nudité, quand la robe laisse toujours supposer au moins l’ouate, et lorsque sa peau est plus blanche que la blanche batiste aux riches Valenciennes, et pourquoi des bijoux, quand ses yeux sont les plus grands et les plus noirs brillants, quand ses dents sont des perles enchâssées