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Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/18

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espérer en trouver. Et toujours, fidèlement, sagement, absolument désintéressé, il rapportait l’argent de sa chasse à sa mère.

Le barbier, de son pas cadencé, suivait maintenant un tout petit sentier entre les blés, voyant déjà, au loin devant lui, par dessus la vague montante des céréales, poindre le hameau de vergers et de fermes, but de son étape. Et, avec une persistance étrange, la scène barbare vue au pont du canal le poursuivait, l’obsédait, mêlée à l’image de son fils. Inaccessible à la sensiblerie, la scène pourtant le rebutait, l’attristait confusément, à cause de sa cruauté. Puis, il ne savait comment, une idée de danger s’y mêlait, le danger auquel s’exposaient tous ces gamins au corps grêle, dont plusieurs, peut-être, ne savaient pas nager, à se jeter ainsi, pêle-mêle, dans l’eau. Et toujours aussi, quoiqu’il fît, quoiqu’il pensât, l’image de son gamin à lui venait s’ajouter au spectacle, en partageait la cruauté et les dangers.

De nouveau, dans son injuste mais invincible préférence pour son cadet, il déplorait le peu d’empire qu’il avait sur lui, il se reprochait de le laisser courir ainsi, sans frein d’aucune sorte, agissant à sa guise en tout, comme un petit sauvage. Qu’allait-il advenir de lui si l’on n’y mettait ordre ? À quoi serait-il bon plus tard, si on ne l’habituait à un travail régulier dès sa jeunesse ? Le père sentait qu’il aurait dû interdire une vie pareille ; mais il ne le pouvait. Ce qu’il aurait fait sans aucune peine pour ses autres enfants lui devenait impossible, dès qu’il s’agissait du petit. Et, tout en marchant, envahi d’une mélancolie grandissante, son esprit harcelé allait, allait toujours, sondait en suppositions l’avenir de son cadet chéri. Il le voyait, déshabitué de toute discipline, d’abatteur de grenouilles devenir braconnier, de braconnier voleur, de voleur vagabond, de vagabond, assassin. Il le voyait en prison, il le voyait sur l’échafaud. Alors, glacé, il s’arrêtait, chassait l’idée, tâchait de la retourner, d’envisager l’avenir sous un jour plus riant. Malgré toute son insubordination le petit était au fond si doux, si bon, si intelligent ; qui sait si, au contraire, de belles destinées ne lui étaient pas réservées ? Il ne s’amuserait pas toujours à chasser des grenouilles, il gagnerait sa vie d’une façon moins barbare, il trouverait des occupations belles et utiles. Il en avait connu ainsi, qui, de petits vachers, de petits vagabonds indisciplinés étaient devenus des riches et des puissants, des hommes admirés, craints et respectés. Qui sait si le petit ne deviendrait pas un jour tout cela ?

L’obsession, maintenant, le suivait pas à pas, ne le quittait plus. C’était comme une chose qu’il laissait à la porte des fermes où il entrait, qu’il oubliait une minute, pendant que, savonnant et rasant, il écoutait ou racontait les petits événements du jour, et qu’il retrouvait au seuil, rentrant en lui, l’envahissant sitôt qu’il repartait, l’accompagnant jusqu’à la porte voisine. Et, toujours, la scène barbare du pont servait de cadre à l’idée ; toujours il voyait la grenouille balancée à un fil, sous la potence, le gamin nu frappant, les autres gamins grouillant et bataillant dans l’eau pour s’arracher la bête pantelante. Et,