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Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/281

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devenue auteur d’une façon d’abord inconsciente, pour obéir à l’appel de facultés natives. Elle a écrit pour se satisfaire, sans préoccupation première de gloire, de fascination à exercer sur le public, sans s’inquiéter des jugements qui seraient portés sur son œuvre, par des critiques, des confrères ou la multitude.

Il n’est pas d’écrivain et d’artiste de race qui ne se comporte plus ou moins de la sorte et qui n’obéisse à la force cachée en lui. Mais cette manière d’être tend cependant, de nos jours, à être faussée par toutes les fatalités qui pèsent sur la vie, le besoin immédiat du succès, les préoccupations du renom, des récompenses à acquérir, du public à satisfaire, de la critique à désarmer.

La personnalité la plus robuste est ainsi soumise à mille attaques. La grande originalité, la production répondant à la manière d’être intime doivent donc devenir de moins en moins fréquentes. Et on voit en effet, de plus en plus, des œuvres entamées par les influences du dehors, dont l’ensemble manque d’unité, qui ne subsistent que par parties et qui continuent à se produire en s’affaiblissant, alors que l’invention première est épuisée.

Miss Austen, par la singularité de sa survenue à la campagne, dans un milieu étranger à tout souci littéraire, donne, dans sa plénitude, l’exemple d’un art développé tout entier sur lui-même, puisant dans le fond de son auteur ses éléments d’existence. C’est pourquoi elle a eu d’abord si peu de succès, ne s’inquiétant point de s’adapter an goût du moment, et pourquoi elle a ensuite sans cesse grandi et est devenue souveraine. Elle possédait l’existence propre, l’originalité dominatrice ; elle a ainsi échappé, ce qui est une condition d’avenir, aux passions fugitives et à l’influence des coteries ou des cénacles.

Miss Austen n’introduit point d’élément romanesque dans ses romans. Elle ne connaît pas les traits extraordinaires. Elle ne cherche pas les cas d’exception. Elle n’a nullement besoin de l’épisode rare, de l’aventure étrange. Elle n’a vu la vie que sous l’aspect réel où elle se présentait autour d’elle. Elle l’a prise pour la peindre dans l’exacte proportion de son développement de tous les instants. Ses personnages ont été de cet ordre qui embrassait sa famille, son entourage, le milieu où elle vivait. Elle les a montrés tels qu’ils existaient, sans les déformer pour les agrandir, ou leur donner des puissances, à part des traits ordinaires qui composaient leur nature.

Quand on lit un de ses romans, on voit les gens vaquer aux soins et aux plaisirs qu’entraîne leur condition, Ils vont et viennent, se visitent, dînent ensemble, prennent le thé, en causant et en échangeant les idées convenables. Puis se montrent, dans la juste mesure ou elles entrent aussi dans la vie réelle, les jalousies, les rivalités, les brouilles, les réconciliations ; puis les gens se prennent, flirtent, se marient, se quittent, tels qu’ils le font dans le train de chaque jour. Le paysage, les lieux, les logis, jusqu’aux ameublements, sont