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Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/541

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bant, elle exprima avec une telle chaleur son regret, que si Thorpe, qui la rejoignit immédiatement après, eût déjà été là, il eût pu penser que ce regret était par trop vif. Le sans-gêne avec lequel il lui dit simplement : « Je vous aï fait attendre » n’était pas pour la réconcilier avec le sort, et, tandis qu’il l’emmenait, ses discours sur les chevaux et les chiens de l’ami qu’il venait de quitter, et sur une proposition de troc de terriers, l’intéressaient trop peu : elle regardait vers le point de la salle où elle avait laissé M. Tilney. Elle ne voyait pas sa chère Isabelle, à qui elle désirait particulièrement le montrer. Elle était séparée de toute sa société, loin de toutes ses connaissances. Une mortification succédait à une autre. Et de tout cela, elle déduisait cette moralité : être engagée d’avance pour un bal n’accroît pas nécessairement la félicité qu’on y trouvera. Elle fut soudain tirée de ces spéculations par la pression d’une main sur son épaule. Mme Hughes, Mlle Tilney et un monsieur, qui les accompagnait, étaient là.

— Je vous demande pardon de la liberté que je prends, miss Morland, dit la dame ; mais je ne parviens pas à trouver Mlle Thorpe : sur le conseil de Mme Thorpe, c’est donc à vous que j’amène Mlle Tilney.

Mlle Tilney reçut le plus gentil accueil. Elle exprima ses remercîments de tant d’obligeance. Catherine, avec la vraie délicatesse d’une âme généreuse, n’attachait aucune importance à ses bienfaits. Mme Hughes, satisfaite d’avoir si heureusement casé la jeune fille confiée à ses soins, rejoignit Mme Thorpe.

Mlle Tilney avait élégante tournure, joli visage, avenante physionomie, et, dans son attitude, sans avoir toute la hardiesse de style de Mile Thorpe, elle avait plus de réelle élégance. Ses façons n’étaient timides ni d’une franchise affectée ; elle savait être jeune et attrayante sans forcer l’attention unanime, et les menus incidents d’un bal pouvaient se succéder sans qu’elle manifestât par des transports sa joie ou son mécontentement.

Catherine, séduite à la fois par le doux prestige de cette jeune fille et par sa qualité de sœur de M. Tilney, parla sans hésiter, chaque fois qu’elle trouva quelque chose à dire. Mais l’obstacle qu’était à leur conversation la pénurie des sujets, les empêcha d’aller au-delà des premiers rudiments de l’amitié : aimaient-elles Bath ? admiraient-elles ses monuments, ses environs ? dansaient-elles, faisaient-elles de la musique, chantaient-elles ? montaient-elles à cheval ?

Soudain Catherine se sentit le bras amicalement saisi par sa fidèle Isabelle qui, avec feu, s’écria :

— Enfin ! je vous retrouve donc ! Ma très chère âme, je vous ai cherchée toute cette heure. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire venir de ce côté, quand vous saviez que j’étais là-bas ? Loin de vous, j’ai été tout à fait malheureuse.

— Ma chère Isabelle, comment m’eût-il été possible de vous rejoindre ? J’ignorais où vous étiez.