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Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/217

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— Mais demandez tout simplement ce que je peux vous dire ?

— Oui, je pense. Car vous devez connaître le cœur de votre frère.

— Le cœur de mon frère… — puisque, aussi bien, vous employez ce mot, — je ne puis faire, en ce qui le concerne, que des conjectures.

— Eh bien ?

— Eh bien, non ! S’il s’agit de conjecturer, que chacun conjecture à sa guise. Se guider sur la conjecture d’un autre est trop décevant. Les prémisses sont devant vous. Mon frère est un jeune homme très vivant, peut-être un peu léger parfois. Il connaît votre amie depuis environ une semaine et il a appris son engagement presque aussitôt.

— Enfin, dit Catherine après avoir réfléchi, vous pouvez être capable de discerner les intentions de votre frère, mais non pas moi. Tout cela n’ennuie-t-il pas votre père ? Ne désire-t-il pas que le capitaine Tilney parte ? Si votre père lui parlait…

— Ma chère miss Morland, dit Henry, dans votre sollicitude pour le bonheur de votre frère, ne croyez-vous pas que vous errez ? N’allez-vous pas un peu loin ? Vous saurait-il gré, soit pour lui, soit pour Mlle Thorpe, d’admettre que les sentiments et la conduite de son amie dépendent de la présence du capitaine Tilney ? N’y a-t-il de sécurité pour lui que dans sa solitude à elle ? Ou bien ne peut-elle lui garder sa foi que si son cœur n’est sollicité par personne ? Il ne peut penser cela et certainement ne voudrait pas que vous le pensiez. Je ne vous dis pas : « Ne soyez pas inquiète. » Je sais que vous êtes inquiète. Mais soyez-le le moins possible. Vous ne doutez pas du mutuel attachement de votre frère et de votre amie ? Concluez donc qu’entre eux, il ne peut y avoir ni jalousie réelle, ni désaccord qui dure. Mieux que vous, chacun d’eux voit clair dans le cœur de l’autre. Ce qu’ils peuvent attendre l’un de l’autre, ils le savent exactement et quelle est la mesure de ce qu’ils peuvent supporter. Tenez pour certain qu’Isabelle ne taquinera James que jusqu’à la limite où James cesserait d’y prendre plaisir.

Comme elle gardait un air morose et dubitatif, il ajouta :

— Quoique Frédéric ne parte pas avec nous, il demeurera sans doute peu de temps ici. À peine quelques jours peut-être. Son congé expire bientôt, et il doit rejoindre son régiment. Alors que restera-t-il de leurs relations ? Le mess boira à Isabelle Thorpe sur l’invitation du capitaine pendant quinze jours, et Isabelle Thorpe rira avec votre frère, pendant un mois, de la passion du pauvre Tilney.

Catherine cessa enfin de lutter contre sa propre tranquillité. Henry n’était-il pas plus expérimenté qu’elle ? Elle s’en voulut d’avoir été si inquiète, et elle résolut de ne plus prendre les choses au tragique. Au surplus, ce qui suivit ne lui en eût fourni l’occasion. Les Thorpe passèrent à Pulteney Street la dernière soirée du séjour de Catherine. James était de très bonne humeur. Isabelle était gracieusement calme. Sa tendresse pour son amie semblait être son sentiment dominant :