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Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/534

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Catherine Morland[1]


XXIX


Catherine était trop malheureuse pour avoir peur. Le voyage en lui-même ne l’effrayait pas : elle l’entreprit sans en redouter la longueur et comme inconsciente d’être seule. Rencognée dans la voiture, elle sanglotait. Plusieurs milles déjà la séparaient de l’abbaye quand elle leva la tête ; les feuillures du parc n’étaient plus en vue. La route était cette même route qu’elle avait parcourue récemment, si joyeuse, pour aller à Woodston et pour en revenir : revoir, et durant quatorze milles, ces mêmes choses dont elle avait alors goûté la douceur… Chaque mille qui la rapprochait de Woodston accroissait sa souffrance. On n’était plus maintenant qu’à cinq milles du village. Henry était si près et ne savait rien… Puis la route bifurqua.

La journée qu’elle avait passée à Woodston avait été heureuse entre toutes. C’était là, c’était ce jour-là que le général avait parlé de telle sorte, avait eu une attitude telle, que Catherine s’était convaincue qu’il désirait son mariage avec Henry. Oui, il y avait dix jours seulement qu’elle avait été l’objet d’attentions si explicites et si enorgueillissantes. Des allusions trop directes l’avaient même rendue confuse. Et, depuis, qu’avait-elle fait ou qu’avait-elle omis de faire, qui expliquât un tel changement ?

La seule faute qu’elle eût commise et dont elle se pût accuser, il l’ignorait. Seul Henry s’était trouvé dans la confidence de ses affreux soupçons, et elle sentait son secret en sûreté en lui comme en elle. Henry ne pouvait, de propos délibéré, l’avoir trahie. Si cependant, par une malechance déconcertante, le père avait soupçonné ce qu’elle avait osé penser, ce que même elle avait voulu inquisitorialement contrôler, son indignation s’expliquait. S’il savait qu’elle l’avait cru coupable d’un crime, quoi d’étonnant qu’il l’eût congédiée ? Cette conjecture si pénible pour elle eût élucidé la conduite du général. Mais Catherine ne se résignait pas à la croire plausible.

Quels seraient les sentiments et la contenance de Henry quand, à son retour, il apprendrait l’événement ? C’était la question qui la préoccupait par dessus tout et qui assiégeait son esprit en alternances douloureuses et consolantes : tantôt elle craignait un placide acquiescement au fait accompli, tantôt elle se laissait aller à l’espoir d’un regret. Sans doute, il n’oserait parler au général. Mais, à Éléonore… que dirait-il d’elle à Éléonore ?

  1. Voir La revue blanche depuis le 15 juillet 1898