Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/61

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sans crainte ; mais elle préférait éviter une lutte où la victoire même eût été pénible. À sa joie, nul Thorpe ne se manifesta. Les Tilney vinrent la chercher à l’heure dite.

À ce moment aucune difficulté ne surgit : point d’invitation inopinée ni d’impertinente intrusion. Et mon héroïne — est-ce assez anormal ! — put remplir un engagement pourtant conclu avec le héros lui-même. Ils décidèrent d’aller à Beechen Cliff et se mirent en route.

— Jamais je n’ai regardé cette colline sans penser au midi de la France, dit Catherine.

Henry, un peu surpris :

— Vous avez été sur le continent ?

— Oh, non ! C’est un souvenir de lecture. Je pense si souvent au pays où voyagèrent Émilie et son père dans les Mystères d’Udolphe. Mais, sans doute, vous ne lisez pas de romans.

— Pourquoi donc ?

— Parce que ce n’est pas assez sérieux. Les messieurs lisent des livres plus graves.

— Ce n’est pas faire preuve d’esprit que de ne pas se plaire à la lecture d’un bon roman. J’ai lu tous les ouvrages de Mme Radcliffe, et avec grand plaisir. J’ai lu les Mystères en deux jours ; mes cheveux se dressaient sur ma tête.

— Oui, ajouta Mlle Tilney, vous aviez commencé à me les lire. Appelée pour cinq minutes hors de la chambre, quand j’y rentrai, je ne vous trouvai plus : vous aviez emporté le volume à Hermitage Walk.

— Merci, Éléonore. Voilà un témoignage décisif. Vous voyez, miss Morland, que vos soupçons étaient injustes. Cinq minutes, c’était trop long à mon impatience ; au mépris de mes promesses, j’abandonnai ma sœur au moment le plus pathétique, et je m’enfuis avec le volume, qui pourtant lui appartenait. Voilà qui va me mettre dans vos bonnes grâces.

— Comme vous me faites plaisir ! Maintenant je n’aurai plus honte d’aimer Udolphe. Mais, je vous assure, je croyais que les jeunes gens méprisaient fort les romans.

— Ce mépris des jeunes gens pour les romans est peut-être excessif : ils en lisent autant que les femmes. Pour ma part, j’en ai lu des centaines et des centaines. Ne vous imaginez pas pouvoir rivaliser avec moi dans la connaissance des Julias et des Louisas. Si, passant aux détails, nous nous engageons dans l’enquête interminable des « Avez-vous lu ceci ? » et « Avez-vous lu cela ? » bientôt je vous laisserai aussi loin derrière moi que… — je cherche une comparaison topique — … aussi loin que votre amie Émilie elle-même laissa le pauvre Valencourt quand elle accompagna sa tante en Italie. Considérez que j’ai sur vous maintes années d’avance. Je faisais mes études à Oxford, que vous étiez une bonne petite fille qui peinait sur son marquoir.