Aller au contenu

Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre de M. Hume ou du docteur Robertson, que si elle eût reproduit les paroles mêmes de Caractacus, d’Agricola ou d’Alfred le Grand.

— Vous aimez l’histoire. M. Allen et mon père l’aiment aussi. J’ai deux frères à qui elle ne déplaît pas. Voilà, si j’y songe, bien des répondants dans mon cercle restreint. Si les historiens trouvent des lecteurs, tout est bien. Mais je croyais qu’ils s’obstinaient à emplir de grands volumes, sans autre résultat que de tourmenter les petits garçons et les petites filles.

— Qu’ils torturent les petites filles et les petits garçons, on ne le peut nier ; mais — traitons-les moins légèrement — ils sont parfaitement aptes à torturer des lecteurs dont la raison soit entièrement développée. Je dis « torturer » d’accord avec vous, au lieu d’ « instruire », supposant que ces deux mots sont devenus synonymes.

— Vous me trouvez sotte d’appeler l’étude un tourment. Mais si vous aviez vu des enfants — comme j’ai toujours vu mes petits frères et mes petites sœurs — peiner des jours et des jours à apprendre leurs lettres, au point d’en être stupides, vous conviendriez que « tourmenter » et « instruire » peuvent quelquefois être synonymes.

— Soit. Mais les historiens ne sont pas responsables de la difficulté qu’il y a à apprendre à lire, et vous-même conviendrez qu’on peut bien se laisser torturer deux ou trois ans pour être capable de lire tout le reste de son existence. Songez que si on n’enseignait pas à lire, Mme Radcliffe aurait écrit en vain, ou n’aurait pas écrit du tout.

Catherine approuva, et fit un chaud panégyrique de cette autrice. Les Tilney s’engagèrent alors dans une autre conversation. En personnes habituées à dessiner, ils discutèrent la façon de découper en tableaux le paysage qui se développait autour de Beechen Cliff. L’art du dessin était mystérieux à Catherine. Elle écoutait avec une attention stérile, car les termes dont ils usaient n’éveillaient en elle aucune notion. De quoi elle avait grande honte : elle ignorait que, chez une fille avenante et bonne, il est des qualités primesautières qui ont plus de séduction qu’un savoir bien en vedette. Elle confessa son ignorance. Une leçon sur le pittoresque suivit immédiatement. Les explications de M. Tilney étaient si claires que tout ce qu’il admirait se revêtit de beauté pour Catherine, et il se plaisait à voir, dans l’attention passionnée de la jeune fille, une marque de goût naturel. Il parla d’avant-plans, de distances, d’arrière-plans, de perspective, de lumière, d’ombre, tant, que lorsqu’on fut au sommet de Beechen Cliff, Catherine, de sa propre initiative, rejeta toute la ville de Bath, comme indigne de faire partie d’un paysage. Charmé de ses progrès et craignant que trop de science en une fois la fatiguât, Henry parla d’une façon générale des forêts, des terres en friche, des domaines de la Couronne, arrivant ainsi, par de rapides et habiles transitions, au gouvernement et à la politique, et de la politique, naturellement, au silence.

Le silence fut rompu par Catherine qui, d’une voix un peu solennelle, prononça :