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Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/637

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sens. Le Sénat tâchait d’avoir du courage et y parvenait presque. Le gouvernement alliait les grosses malices dangereuses de M. le président du Conseil aux menues et soigneuses habiletés de M. le ministre de la Guerre. La Chambre comptait sur la solidité du Sénat ; le gouvernement comptait sur l’incohérence des deux Assemblées ; les dreyfusistes comptaient sur les révolutionnaires et sur les intellectuels. Et tout le monde obscurément comptait sur la Cour de Cassation.

La Cour, cependant, ne pouvait agir d’elle-même ; elle ne pouvait entrer en concurrence avec le conseil de guerre sans abdiquer sa primauté ; selon la simple logique, il ne peut y avoir de concurrence qu’entre des pairs. Il fallait que l’initiative lui vînt d’ailleurs.

Bien entendu, l’initiative lui vint du colonel Picquart ; on sait comment celui-ci, poursuivi pour des faits connexes devant deux juridictions différentes, consentit à demander à la Cour le règlement des juges ; on sait comment la Cour, dans son audience du jeudi 8, rendit une ordonnance de soit-communiqué.

Par cette ordonnance, la Cour a commandé que lui fussent communiquées les deux enquêtes faites séparément par l’enquêteur militaire et par l’enquêteur civil ; quand elle aura pris connaissance de ces deux enquêtes, elle désignera les juges ; — et, en attendant, elle continuera sa propre enquête dans la demande en révision du procès Dreyfus.

Nous devons cet ajournement peut-être indéfini de la bataille à ce que l’accusé a judicieusement consenti à faire intervenir certains articles de procédure assez peu communément employés.

Agir autrement, aller de gaîté de cœur devant des juges notoirement suspects, c’était, par une immorale bravade, compromettre le recouvrement de la justice. M. Picquart s’en est gardé. Fidèle à sa méthode, il a su faire le calcul de ses devoirs, et se conformer au premier.

Ne nous laissons pas abuser par cette expression commode : le maquis de la procédure. Sachons nous garder du langage figuré. Dans nos codes barbares et bourgeois, quelques articles peu connus peuvent servir aux accusés abusivement poursuivis. Loin que ces articles doivent disparaître par la culture, les efforts de nos législateurs, le Sénat précédant la Chambre, vont tendre à les multiplier, jusqu’au jour où toute la législation sera si bien faite qu’il n’y aura plus besoin d’asile.