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Page:La Revue blanche, t18, 1899.djvu/567

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rien à ajouter », répondis-je. Me montrant les juges, le président me demanda ensuite, si je n’avais aucune objection à faire contre leur choix, aucun grief personnel contre l’un d’eux ; je répondis négativement.

Je n’aurais eu que de l’indifférence et du mépris pour un tribunal quel qu’il fût, même composé des plus savants juristes, car tout jugement des hommes sur un autre homme est une impudence ; c’est la violation de la voix de la conscience et des lois chrétiennes. Or le tribunal qui siégeait pour me juger était encore plus inepte et impudent, parce qu’il était composé d’hommes serviles n’osant avoir une opinion devant leurs chefs. De tels hommes pourraient-ils, en effet, dire ce qu’ils pensent, s’ils pensaient quelque chose ? Comment les premiers venus, caporaux de caserne ou officiers, tout à fait incompétents dans une telle affaire, pouvaient-ils juger mon acte, même au simple point de vue de la justice professée par les juristes ? et que dire, au point de vue de l’appréciation des motifs moraux de mon acte !

Ils n’ont pas vu, ils n’ont pas cherché à voir son sens profond, ils n’ont vu que la manifestation extérieure d’une protestation contre l’État ; ils n’ont pas compris : car, ayant compris, ils eussent été de mon avis. On leur avait dit tout simplement que mon acte était un crime contre l’Etat, crime prévu dans tel article de tel statut du code militaire, et, d’après cela, ils ont prononcé leur arrêt, peut-être en diminuant de quelques semaines la durée possible de la détention.

Mes juges n’ont pas songé, même un instant, que j’aie pu agir ainsi pour satisfaire aux brûlantes et éternelles demandes de mon âme. C’est pourquoi je n’ai eu aucun désir de me justifier ; je n’en ai pas vu la nécessité ; j’ai senti que nous faisions deux espèces de services tout à fait différents, et je suis resté très passif, et j’ai préféré me taire. Je sais que mon seul juge, Dieu, me comprend et voit mon cœur, et cette conscience m’a suffi, m’a récompensé largement pour toutes les privations matérielles que j’ai endurées, et je n’ai pas senti les souffrances.

[Skarvan fut condamné à quatre mois de sévère réclusion ; et l’Université d’Insprück, accédant à une demande du conseil de guerre, annula ses diplômes. Enfermé dans une cellule étroite, sombre et malpropre, n’ayant qu’une nourriture grossière et mauvaise, Skarvan fut privé en outre du droit d’écrire ou de recevoir des lettres, sauf deux fois par mois.

Mais il reçut de toutes parts, des marques de bienveillance et de compassion.

Les scribes et les gardiens de la prison firent tout pour qu’il pût écrire et recevoir des lettres à n’importe quel moment. Chacun d’eux avait offert ses services en secret, et chacun était persuadé qu’il était seul à risquer quelque chose pour Skarvan.

Deux fois par semaine, le prisonnier pouvait voir ses amis. Un vieil ami de sa famille qui vint une fois lui rendre visite dans sa prison lui reprocha son action, tant pour la stupidité que pour l’ingratitude dont il avait fait preuve en l’accomplissant, et Expliquez-moi, lui dit-il, comment il est possible que vous puissiez trouver raisonnable une décision qui a de telles suites ? Ne pouviez-vous rien faire de mieux, que d’être là à souffrir et à faire souffrir ceux qui vous aiment ? » ]