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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/136

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diste. C’était jadis un homme, animal raisonnable, comme vous et moi. Je l’ai connu en province, à Orléans, ville rebelle et difficile. C’était alors un tout jeune homme, répétiteur au Lycée, un bon mathématicien, socialiste, et qui ne s’en cachait pas dans la ville lourde et sourdement hostile. C’était un excellent militant, non pas le militant qui pérore, fait des combinaisons, essaie d’imiter Zévaès, mais le militant sérieux, qui travaille, qui sait organiser un groupe, organiser la propagande, qui donne sérieusement sa vie entière à l’action socialiste. Le malheur était que le Groupe d’études sociales ainsi reconstitué à Orléans ne pouvait jamais avoir aucun orateur, n’ayant adhéré à aucune organisation nationalement constituée, comme on dit. Ce jeune groupe ignorant et naïf, composé de gens simples qui s’imaginaient que tous les dénommés socialistes étaient des hommes qui ne pensaient à rien qu’à préparer la révolution sociale et à la faire, que par conséquent toutes les organisations étaient également très bonnes, un voyageur en guesdisme ayant passé par la région, donna son adhésion au Parti Ouvrier Français, et, comme j’avais déjà quitté le pays, sans cesser d’appartenir au groupe, je devins à ce moment-là guesdiste sans le savoir. Mon camarade aussi devint guesdiste, et bientôt ayant eu de l’avancement, il vint à Versailles, puis à Paris, et vit Guesde. Ce fut un coup de la grâce. Mon camarade fut transformé, déformé, comme certains qui reviennent de Lourdes. Il me révéla Guesde, et l’entière liberté que Guesde veut bien laisser aux guesdistes. Il me révéla Guesde libéral, Guesde compréhensif, Guesde courageux, agissant malgré sa fatigue et malgré sa maladie. En quelles phrases mystérieuses et dites à voix basse mon camarade me révéla enfin Guesde ayant momentanément fait la retraite, forcé par les docteurs de se reposer, caché dans un village ignoré aux environs de Bordeaux, je crois, si retiré du monde que dans le parti l’on ne savait pas où il était. Et cependant le parti marchait tout seul, sans la présence de Guesde, ce qui prouvait bien que le parti était indépendant. Moi, qui ne suis pas dévot, je regrettais que Guesde fût malade juste aux moments où il eût été forcé de combattre pour la justice et pour la vérité ; je me rappelais que naguère il n’avait pas été malade pour combattre la justice et la vérité ; je craignais qu’il ne se remît de sa maladie au moment même où il pourrait de nouveau combattre la justice et la vérité. Les événements ont justifié cette crainte.

Je parlai de l’affaire Dreyfus à mon camarade. J’en ai parlé en temps voulu à tous mes camarades et à tous mes amis. Car je ne crois pas du tout que l’amitié ou même la camaraderie puisse vraiment survivre à la contrariété des sentiments sur cette affaire. Je n’admets pas qu’un homme honnête, élevé loin de la fréquentation des rôdeurs et des assassins, puisse garder pour camarade quelqu’un qui a travaillé avec Deniel dans le même genre. Inversement je n’admets pas que l’on me garde pour camarade si l’on croit que je suis payé par les Juifs pour livrer la France à l’Angleterre, à l’Allemagne, et à plu-