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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/141

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lues ou ne le sont pas. Ils parcourent en écrivant toutes les nuances du mensonge le plus savant à l’erreur la plus ignorante, qu’il s’agisse des faits ou qu’il s’agisse des théories. Par exemple je lis dans la lettre déjà citée, que Paul Lafargue adressa, de Draveil, à Jaurès, dès le 15 juillet :

… Peu de temps après notre congrès national de Montluçon, un de nos jeunes militants, Gabriel Bertrand, ayant voulu dans une réunion, tenue rue Cadet, sous la présidence de M. Monod, se servir de ces révélations (les révélations des dreyfusards sur le militarisme et des antidreyfusards sur la magistrature) pour réclamer la suppression des conseils de guerre en temps de paix, se vit retirer la parole et un dreyfusard des plus marquants déclara que si Dreyfus et Picquart étaient présents, ils seraient les premiers à protester contre une semblable réforme. Ces paroles reproduisent bien l’opinion des bourgeois dreyfusards ; … jamais ils n’ont élevé leur voix justiciarde contre le monstrueux code militaire…

Ce récit est-il assez détaillé, assez précis ? Or la Petite République du jour où nous avons lu cette lettre (mardi 18 juillet) publiait sous ce titre : Un mot personnel, cette déclaration de Gabriel Bertrand :

… Je n’ai jamais pris ni sollicité la parole dans aucun meeting organisé par la Ligue des droits de l’homme ou des révisionnistes bourgeois…

Et il suffit de connaître, si peu que ce soit, le caractère de M. Gabriel Monod pour savoir, comme il l’a du reste formellement déclaré peu de jours après, qu’il n’a jamais présidé aucune réunion publique et qu’il est justement partisan de la suppression des conseils de guerre en temps de paix. M. Lafargue, lui aussi, s’est trompé sur les possibles. Et l’on se demande si vraiment il a pu aller de gaîté de cœur au-devant de démentis aussi faciles à lui opposer.

Enfin quand, dans un article extraordinaire et sur lequel nous reviendrons, intitulé : Recherches sur l’Origine de l’Idée de Justice et publié en juillet dans la Revue Socialiste, il conclut ainsi :

La révolution communiste, en supprimant la propriété privée et en donnant « à tous les mêmes choses », affranchira l’homme et fera revivre l’esprit égalitaire ; alors les idées de Justice qui hantent les têtes humaines depuis la constitution de la propriété privée s’évanouiront, comme le plus affreux cauchemar qui ait jamais torturé la triste humanité civilisée.

je le soupçonne assez d’avoir fait un calembour spirituel sur le mot Justice. Mais quand dans un article intitulé Recherches sur l’Origine de l’Idée du Bien et publié le mois suivant par la même revue, il écrit :

Socrate avait vécu dans l’intimité de Périclès et Platon ; il avait fréquenté les cours des tyrans de Syracuse, qui étaient des profonds politiciens, ne voyant dans la morale et la religion que des instruments pour gouverner les hommes et maintenir l’ordre social.

je suis rassuré : cette idée, d’envoyer Socrate fréquenter les cours des tyrans de Syracuse, dénote de si bonnes intentions que l’on est désarmé.

Charles Péguy