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Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/331

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Maures et délivrés par le chef du poste de Yélimané, furent rendus à leurs maîtres par l’ordre du colonel résidant à Kayes. Je passe sur les détails affreux : petites filles violées, enfants mourant de faim et de soif, couverts de plaies, c’est le lot ordinaire des esclaves de traite. Ce qu’il y a de plus monstrueux dans cette histoire, on le comprend bien par ce que je viens de dire, c’est qu’elle n’est pas la relation d’un fait de cruauté isolé, mais bien d’un acte réglementaire, obligatoire : l’esclave est, pour nos lois du Soudan, une propriété légitime qu’il faut protéger. Et ce règlement infâme est parfaitement logique, car c’est nous qui avons enlevé la liberté à ces captifs. Il y avait naguère deux grands producteurs d’esclaves : Samory et les colonnes françaises. La puissance de Samory n’est plus : nous restons les seuls maîtres du marché. Le conquérant noir avait besoin de captifs, parce qu’il payait, de cette monnaie, aux dioulas, les chevaux, la poudre et les armes, et que, par cet appât, il attachait, en outre, à sa fortune de nombreux guerriers. Nous en avons besoin, nous, pour recruter nos tirailleurs, en excitant leur convoitise. Les promesses qui leur sont faites sont, d’ailleurs, largement tenues, et j’ai vu, moi-même, la cour du poste de Bamako emplie de femmes et d’enfants qui leur avaient été distribués. À la veille du départ de la colonne Sikasso, j’ai entendu les officiers stimuler leurs hommes par cette perspective alléchante et, les paroles ne suffisent pas, ils ont ensuite prêché d’exemple en se servant les premiers. Du reste, c’est ainsi que les choses ont toujours eu lieu : quand, sur les ruines fumantes des cases incendiées, plus une plainte ne s’élève, quand, aux mains des noirs, les baïonnettes françaises ont accompli leur œuvre de carnage, le partage du butin commence. Les scènes qui ont accompagné, l’année dernière, la prise de Sikasso n’ont été que la reproduction de celles qui avaient suivi le sac de Ségou, de Nioro et de tous les villages conquis par nos armes, avec cette aggravation toutefois que, n’imitant pas l’exemple du colonel Archinard qui avait sauvé du partage les femmes de son adversaire, le colonel Audéoud a laissé à la disposition de ses lieutenants les femmes de l’héroïque Ba Bemba. C’est par centaines, par milliers, que nos colonnes incessantes augmentent ainsi le nombre des esclaves. Que l’on ait édicté des règlements protecteurs de l’esclavage, cela est donc parfaitement logique, c’est la précaution toute naturelle du producteur désirant éviter la dépréciation de sa marchandise.

En somme, l’élément militaire ne peut servir que d’instrument pour la conquête. Celle-ci terminée, son rôle doit être le plus étroitement réduit au seul maintien de l’ordre. Les preuves sont faites. Son administration au Soudan, tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel, est la plus barbare, la plus routinière, la plus stérile qu’on ait jamais pu voir. Voici de longues années quelle préside aux destinées d’une colonie : elle n’a su donner aucun essor ni à son agri-