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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/196

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travailler chez les autres. Mon pauvre gars, je me rappelle que je t’avais mis à la porte de la maison. Il y a bien un peu de ta faute, tu n’avais pas dessoûlé pendant huit jours. Mais quand même je n’aurais pas dû le faire. Je t’ai crié : « Fous le camp ! Tu me fais honte. » Tu n’as rien répondu, tu n’as pas le vin mauvais. Tu es parti, tu es resté un an sans m’écrire. Je pensais : « Mon Dieu ! Savoir s’il ne lui est pas arrivé quelque chose ! » J’en ai parlé à la gendarmerie. Quand tu m’as écrit, tu ne sais pas ? Eh bien ! c’est le petit Jean Bousset qui m’a lu ta lettre ; j’en pleurais. Ta pauvre mère disait : « Tant mieux donc, mon Dieu ! » Ah ! mon François, tu serais bien n’importe quoi, que je t’aimerais autant que les autres.

Et il disait à Marie :

— Toi, ma grande, je suis content que tu aies trouvé un homme pareil à celui-là. Je l’aime comme mes garçons. Oui, il y a des moments où je pense à lui tout seul. Dernièrement, quand il a eu le bras cassé, je me disais : « Il aurait bien mieux valu que ce soit à toi que la chose soit arrivée. Tu es là, le cul sur ton banc, et que tu aies un bras de plus ou de moins, tu n’es tout de même qu’un bon à rien. »

Et la bonne eau de vie, et la bonne eau de vie ! Elle avait une couleur jaune dans le gros verre, une chaleur qui n’appartient qu’à l’eau de vie et qui semble un bouillonnement. Elle vous passait dans la bouche, descendait et apportait son cœur. Les premières gouttes sont beaucoup moins bonnes ; mais ensuite elle se transfuse et pénètre jusque dans les bras. La conquête du monde est facile : on le prend sur sa poitrine, on l’embrasse, il vous aime. Puis ce bien-être des grandes digestions, cette flambée, ce feu sur du fer ! Allons jusqu’au pôle, allons jusqu’aux cieux, passons et traversons les choses.

— Ah ! mes enfants, vous devez me croire plus malheureux que je ne suis. Les premiers temps, j’ai cru à la misère. Il est vrai que c’est dur en commençant. Mais je vous vois tous et ça y est. Vous êtes là, vous allez dire que je suis un imbécile ou que je suis soûl, mais il me semble que je vous porte encore dans mon pantalon, que je vous sens sur moi comme si vous n’étiez pas encore au monde.