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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/26

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deux ans courbaient un peu, comme un poids courbe une branche. Fils d’une femme qui devint veuve, il vécut une première enfance : à l’école où il n’apprit rien parce les pauvres ont des choses qui les occupent, dans les enterrements riches où l’on fait l’aumône, dans les distributions du bureau de bienfaisance et parmi les rues, comme les gueux qui n’ont qu’une chambre et cherchent dans les caniveaux des sous et du pain. Une fois, un épicier aisé l’envoya faire une commission, à trois kilomètres, au domaine de la Grand’Font et, quand il revint, lui dit : Je te remercie bien, mon petit. L’enfant pensait à ce qu’il avait usé de ses sabots. Une autre fois, un oncle s’étant arrêté chez elle, la mère envoya Pierre chercher une bouteille de vin. L’aubergiste dit à sa femme : Ça boit du vin, ça ! Lorsqu’il passait dans les rues de la petite ville, mal vêtu, regardant en l’air, les habitants disaient : C’est le plus mauvais des gars ! Il aima sa mère avec une sorte de rage et se répétait à lui-même : Nom de Dieu ! quand je serai grand… Il entra en apprentissage chez un oncle qui était charron et qui voulut bien le prendre sans le faire payer. Pour qu’il ne mangeât pas trop, et connaissant le pauvre et sa honte, au moment des repas la tante enfermait le pain dans la huche et là-dessus restait assise. Parfois il faisait des commissions, on lui donnait des sous, et il les nouait dans un coin de son mouchoir. Tous les mois, un dimanche, il allait voir sa mère, parcourait quatre lieues à pied et lui apportait ses économies. Il y eut des mois où il apporta jusqu’à trente sous. Enfin, son apprentissage étant terminé, il travailla dans les petites villes des alentours où, avec ses camardes, il pariait à qui travaillerait le plus. Les premiers temps, on l’emmenait à l’auberge, le dimanche, et on le faisait payer parce que, étant économe, il devait avoir de l’argent. Il protesta quelques bonnes fois, alors on ne l’invita plus et on lui disait : « Toi, nous ne t’emmenons pas. Tu es un chien, ça c’est connu. » Il apprit que le monde est dur comme du fer, qu’il attaque nos destinées à coups de poing et qu’il faut parfois plier les épaules pour ne pas être cassé. Il se renferma dans ses idées, vécut pour lui-même et surveilla sa bourse. À trente et un ans, il se maria avec une femme économe et travailleuse, s’établit à