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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/274

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— Je parie que tu n’as pas mangé. Je vais préparer du chocolat en attendant midi.

Jean lâcha tout :

— Enfin, voilà ! Il y a qu’il y a du nouveau. Il faut que je vous le dise : j’ai quitté ma place !

— Comment !… Tu as quitté ta place ?…

Ils se dressaient tous les trois : Pierre Bousset avec son tablier et son dos de travail, et Jean s’aperçut qu’il avait les cheveux gris. La mère tenait une casserole à la main, précautionneuse comme une cuisinière, mais avec des sentiments comme si la casserole allait tomber. Marguerite pleurait déjà :

— Ah ! mon Dieu ! Moi qui en étais si fière !…

Pierre Bousset dit :

— Et comment que tu as fait ce beau coup ?

C’est alors que Jean sentit son âme fléchir et qu’il lui remonta du fond du cœur tous les besoins, toutes les vapeurs d’amour. Il fallait être les uns à côté des autres et s’entendre, et il fallait que quelqu’un commençât à faiblir. Il dit :

— Est-ce qu’on sait ce qu’on fait ?

— Ah ! par exemple ! dit le père. Tu ne sais pas ce que tu fais !

— Il y a des moments, répondit Jean, où l’on perd la tête et ensuite je ne te dis pas qu’on n’en ait pas regret.

— En fait de perdre la tête, je ne connais qu’une chose : c’est qu’on te paye, et c’est à toi de toujours obéir à ce qu’on te commande.

La mère surveillait le chocolat dont la vapeur montait avec une chaleur d’aliment fort. On aimait cela, dans la famille, comme une gâterie de dimanche matin, comme un chocolat de bourgeois pour qui, parfois, c’est jour de fête. Elle dit :

— Enfin, qu’il y ait ce qu’on voudra, il faut tout de même qu’il mange.

Jean allait parler. Ses yeux bleus avaient subi la première transformation qu’apporte une vie d’homme, alors que l’on n’est plus Jean, fils de Pierre, élève à l’École Centrale, mais Jean Bousset, ingénieur des fabrications chimiques.