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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/315

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don quichotte
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temporaine, celle que nous peut révéler le chemin de fer. Les couleurs ont dû s’éteindre depuis Cervantès et Quevedo. L’Inquisition, la sorcellerie, les ruffians nous manquent. N’est-il pas sage de voir l’Espagne comme Méry vit l’Inde, en imagination, et la vraie Espagne n’est-elle pas celle des châteaux ? Heureusement il est un mode de communication qui restera toujours le plus perfectionné tant qu’il y aura des écrivains de talent, celui qui consiste à faire venir le pays, but du voyage, à son domicile. Ne craignons pas de réinventer le livre ! Un roman de mœurs espagnoles contemporaines, la Marquesita[1], nous restitue l’Espagne telle que nous osions à peine la souhaiter, et — heureuse surprise — telle qu’elle est, car on n’invente point de tels détails de terroir. L’Espagne de M. Jean-Louis Talon n’a plus les auto-da-fé, mais la fumée des cigares ; elle a oublié les pouilleux et très nobles chevaliers d’industrie, mais une plus grosse bête démange les modernes excellentissimes : le taureau. Et surtout elle a toujours le soleil.

Frank Harris a écrit le roman du matador Montès[2]. Il est curieux, et il n’est pas inutile à mieux comprendre l’âme espagnole, de lire une course de taureaux observée par la froideur anglaise. C’est un sport, et l’art mathématique de tuer une bête. Bien au contraire, et au moins ils vivent. Les banderilleros, chulos et espadas de la Marquesita, rutilants sous « l’habit de lumière », sont des moucherons ivres qui dansent dans un rayon. Les femmes, de la Coiffeuse à la Marquise, gardent pour ces hommes si près du taureau un peu du feu de Pasiphaé.

Les toreros… et voici qui n’avait encore été étudié dans aucun roman… les toreros sont simplement des garçons bouchers qui sont beaux et vêtus de soie scintillante : et c’est pourquoi les excellentissimes aficionados les aiment. La plus splendide brute d’entre les matadors, Resalado le « maricon », choisit, dans une inconscience naturelle, pour son plus monstrueux juron, le nom de la Femme : « Mujer ! »

Il n’y a plus d’Inquisition : on peut regarder de plus près la Vierge d’Espagne ; le monajillo qui dit tous les matins la prière à la Marquesita Soledad toute nue dans son bain, le monajillo le jurera sur son salut éternel : il n’y a pas de différence entre la Vierge espagnole et la petite marquise nue dans son bain, car la Vierge, à Madrid, c’est l’éternelle Vénus.

Alfred Jarry
  1. Jean-Louis Talon : La Marquesita ; Éditions de La revue blanche, un vol. in-18 de 318 pp., sous couverture en couleurs de Sancha.
  2. Frank Harris : Montés le Matador, traduit de l’anglais ; Mercure de France, un vol. in-18.