Aller au contenu

Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/181

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

C’était son ancien fiancé. Le pauvre homme, marié depuis cette aventure, père d’un grand garçon qui venait d’entrer à Saint-Cyr, pensait sans doute que les années avaient adouci les regrets et enlevé leur amertume aux souvenirs ; il devait trouver une mélancolie douce à revoir, après si longtemps, celle que dans sa jeunesse il avait aimée loyalement, somme toute. Sa démarche, quant à moi, me paraissait tout à fait correcte et courtoise. Ah, bien ! ce ne fut pas l’opinion de Sophie : elle refusa de le recevoir, elle entra dans une de ses belles colères. J’ai tâché de la raisonner, mais… va m’attendre sous les saules ! Elle m’a répondu tout carrément que ce monsieur n’était qu’un monstre. J’ai voulu faire des restrictions. Jésus, Marie ! elle m’en a raconté de toutes les couleurs : « Quand on dit des paroles d’amour à plusieurs femmes, on les a toutes dupées ! » Moi qui suis immorale, je lui disais qu’à mon avis il pouvait bien avoir été sincère toute sa vie, et l’avoir aimée elle-même, ainsi que celle qui l’avait précédée, et celle qui l’avait suivie…, et d’autres encore peut-être, successivement. — « Crois-tu donc qu’on aime deux fois ? m’a-t-elle dit. — Ah ? parbleu, oui, dix fois, vingt fois, pas de la même manière, voilà tout ! — Mais il n’y a pas deux manières d’aimer : on aime tout à fait, ou bien on n’aime pas du tout, et toutes les singeries de l’amour ne sont pas plus de l’amour que rien du tout ! » Je n’ai pas pu la faire sortir de là.

Voilà ce qu’à cinquante ans passés pensait encore ta pauvre tante Sophie. Tu t’imagines bien qu’avec de telles idées elle n’était pas faite pour être heureuse ; aussi ne l’a-t-elle jamais été. Seulement, il ne faut pas qu’on se moque d’elle, car elle avait une âme très élevée et très noble, et justement tout son malheur lui est venu de n’avoir pas su s’adapter aux conditions mesquines de l’existence. Il est fâcheux, vois-tu, qu’on ait l’air ridicule parce qu’on essaye de réaliser dans sa vie un rêve très pur et très beau. J’ai toujours eu du goût, quant à moi, pour les naïfs, et je sens bien que don Quichotte serait mon héros si j’étais meilleure que je ne le suis. L’expérience de la vie m’a donné de l’indulgence, un peu trop peut-être, et mon idéal est désormais bien imparfait !… Mais elle, je te l’ai dit, c’était tout ou rien… Pauvre fille, j’espère qu’elle est au Ciel, — parce que le Purgatoire, telle que je la connais, elle n’y serait jamais restée ! » Ma tante Jacqueline souriait de son joli sourire si mélancolique et si doux. Elle se tut, et, pendant quelques instants, elle sembla rêver ; son front s’inclina, et machinalement elle se remit à tricoter.

« Mais, ce n’est que la première de mes trois histoires. Peut-