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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/195

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pour eux qu’un embarras de plus et voilà tout. Ce qui les intéressait me semblait insignifiant ou ridicule, et mes sentiments ne leur échappaient pas ; j’étais une gêne, une ennuyeuse contrainte dans leurs conversations et dans leurs jeux.

Un soir, au moment d’aller à la cave tirer du cidre dans les cruches, ma petite sœur Anne-Marie ne pouvait attraper la chandelle sur le grand bahut de la salle à manger. Mon père dit de sa voix aigre en me regardant : « Eh ! bien, mais si la Princesse se dérangeait un peu ? ce serait peut-être quelquefois son tour ? » Cette parole brusque éclaira pour moi tout d’un coup l’impossible situation dans laquelle je me trouvais vis-à-vis des miens. Autant les robes à dentelles que j’achevais d’user étaient singulières dans ce pauvre intérieur, autant mon âme y était isolée et dépareillée. La maison familiale est douce aux enfants sages qui n’ont jamais quitté le tranquille foyer, qui se sentent chez eux entre ses murs intimes et qui ne rêvent pas d’être heureux ailleurs ; mais elle est bien amère à ceux qui, pour l’avoir abandonnée, s’y retrouvent au retour comme des étrangers !

J’ai pris la chandelle sur le bahut et je suis descendue à la cave, et c’est là, je m’en souviens, pendant que le cidre coulait à gros bouillons dans les pots de grès, que je décidai de ne pas rester auprès des miens et, je ne savais trop comment, mais à tout prix, de m’en aller ! J’y ai pensé toute la nuit. L’idée me vint de me placer comme institutrice chez quelque amie de ma cousine. Le lendemain matin, j’allai trouver ma mère dans la salle à manger et je lui annonçai mon intention. D’abord, elle ne me répondit pas et je la vis, rêveuse, abandonner son ouvrage. « Est-ce que tu trouves que j’ai tort ? T’opposes-tu à mon projet. — Non, fais comme tu voudras. » Mais ses yeux se remplirent de larmes, elle s’assit sur une chaise et pleura longuement en silence… « Si tu trouves cela mauvais, n’en parlons plus ; je n’ai pas voulu te fâcher, — Je ne me fâche pas, tu vois bien que je ne me fâche pas, me dit-elle, seulement tu ne peux pas empêcher que je n’aie du chagrin. Ce n’est ni ta faute ni la mienne ; ce sont les circonstances qui le veulent. Fais pour le mieux… — Mais que me conseilles-tu ? — Je ne te conseille rien, je ne sais pas. Vois-tu, c’est mon plus grand chagrin d’être incapable de te conseiller. Tes habitudes et tes goûts sont maintenant tout différents des miens ; tu rêves d’une vie tout autre que celle que je connais. Que veux-tu que je te dise ?… je ne sais pas. »

J’aurais dû rester, en dépit de mes désirs insensés et de mes folles ambitions. À vingt ans, on se refait, on n’est pas à ce point l’esclave de soi-même !… Je n’ai pas pu. Il ne me semblait