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Page:La danse du chevalet - Jules Troubat (1875) - Bra 2108.pdf/9

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LA DANSE DU CHEVALET.

Grave motif de tristesse pour les bourgeois de Montpellier, qu’affligeait le délaissement de leur chère Marie, et qui redoutaient, par suite, l’extinction de sa race. Impuissants à empêcher un scandale public, ils résolurent, au moins, d’en tirer parti, et ils mirent en œuvre, afin d’y parvenir, un stratagème digne d’être signalé. Ils suggérèrent à la dame jusqu’alors rebelle la promesse des concessions désirées. La dame, montpelliéraine par les sympathies, et peut-être aussi par le sang, voulut bien faire cause commune avec eux et s’exécuta de bonne grâce. Elle accepta effectivement un rendez-vous, mais à condition qu’elle irait trouver le roi sans lumière. Le roi, longtemps éconduit, adhéra à cette réserve, et n’eût garde de se montrer difficile, de peur de déplaire à sa belle maîtresse. Il suivit si scrupuleusement ses prescriptions, qu’à l’heure convenue la reine, d’intelligence avec sa dame d’honneur, put aller prendre dans le lit de son époux, sans que ce dernier s’en doutât, la place de l’amante. »

Au matin, le roi fut éveillé par les douze consuls de Montpellier ; ils entrèrent hardiment dans la chambre, suivis des « prudhommes, des prélats, des religieux et de toutes les dames, chacun un cierge à la main ». Le roi fut très-étonné, — et cela se comprend. « Il sauta aussitôt sur son lit, dit Ramon Muntaner[1], et prit son épée à la main ; mais tous s’agenouillèrent, et lui dirent, les larmes aux yeux : « Par grâce, seigneur, daignez regarder auprès de qui vous êtes… » La reine se montra, le roi la reconnut. On lui raconta tout ce qui avait été fait, et il dit : « Puisque c’est ainsi, Dieu veuille accomplir vos vœux ! »

On raconte encore qu’à quelques jours de là, les deux époux se trouvant ensemble au château de Mireval[2], le roi prit la reine en croupe sur son « palefroi » et la ramena ainsi, publiquement, en plein jour, à Montpellier. C’était faire acte d’habile politique.

« À peine, dit l’historien d’Aigrefeuille, sut-on à Montpellier la venue du roi et de la reine d’Aragon, que tout le monde courut en foule au-devant pour être témoin de leur union si désirée ; et, dans l’espérance dont on se flatta de leur voir bientôt un successeur, il n’est pas de marque de réjouissance qu’ils ne donnassent autour du cheval qui les portail. De sorte que le peuple ayant voulu en renouveler la fête l’année d’après à pareil jour, il donna, sans y penser, commence-

  1. Vieux chroniqueur catalan, cité par M. Germain, en appendice, tome I, page 311.
  2. Village situé aujourd’hui sur le chemin de fer de Montpellier à Cette et l’une des stations les plus voisines de Frontignan, la ville des muscats.