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Page:Laberge - Visages de la vie et de la mort, 1936.djvu/118

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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

y a longtemps que je voulais vous le demander, mais je n’osais.

— Faire mon portrait, fit-elle en riant, mais je suis bien trop vieille pour cela. Ce serait perdre votre temps. Faites celui d’une belle jeune fille.

Elle parlait ainsi, mais je sentais là un manège bien féminin.

— C’est votre portrait que je veux faire, déclarai-je d’un ton emphatique.

— Vous avez de bien étranges caprices, déclara-t-elle.

— Tenez, il est onze heures, fis-je, en lui désignant la pendule dans le fond de la salle. Je viendrai vous chercher à minuit. C’est entendu ?

— Attendez-moi plutôt à la porte, car autrement, les gens pourraient jaser.

Je sortis, courus chez moi et jetai une chaudière de charbon dans la petite fournaise de mon atelier. Je voulais que la pièce fut confortable pour tout à l’heure. J’avalai ensuite un généreux verre de rhum et je me sentis toutes les audaces. À chaque instant, je regardais l’heure. À minuit moins cinq, je faisais les cent pas devant le petit restaurant. Des clients en sortaient, de pauvres hères qui, comme réveillon de Noël, s’étaient payé un plat de fèves ou un pâté au mouton arrosé de sauce aux tomates. Je m’attendrissais sur ces vies médiocres, laides, sans joie, sur ces vies monotones, souvent solitaires. Ce n’était pas là vivre. C’était exister en marge de la vie.

Je n’eus pas à m’attrister longtemps sur le pitoyable sort des clients de la pauvre salle à manger car je vis bientôt sortir, coiffée d’un ancien chapeau à plumes et enveloppée d’un manteau qui avait connu de plus beaux jours la femme que j’attendais. Ainsi vêtue, elle paraissait plus