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Page:Lacerte - L'ombre du beffroi, 1925.djvu/64

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L’OMBRE DU BEFFROI

ainsi !… Allons ! Retournons au Beffroi !… Tiens ! ajouta-t-il aussitôt, voici une pièce convaincante qui a échappée aux yeux de Mlle Claudier !

Riant, il s’empara d’une branche morte, dont il se servit pour retirer de l’eau quelque chose qui paraissait être un chiffon. Soulevant l’objet, ses yeux s’ouvrirent fort grands et une pâleur mortelle recouvrit ses traits ; c’est qu’il venait de reconnaître dans ce chiffon, un fichu de dentelle de grande valeur, ayant appartenu à sa tante Paule… Ce fichu… Mme de Bienencour lavait donné en cadeau à Marcelle, il y avait quelques jours…

Marcelle !… Mais, comment un fichu lui appartenant se trouvait-il aux Cinq Ormes ?… C’était incroyable !… Il se trompait, assurément !… Il ne s’y connaissait guère en ces sortes de choses ; ce fichu ressemblait à celui de sa fiancée, ce ne pouvait pas être le sien !… Mais, attendez donc !… Mme de Bienencour avait eu la malchance, certain soir, aux Terrasses, de brûler toute une dent de la dentelle de son fichu. Gaétan s’en souvenait bien, car sa tante en avait pleuré… Cette dent qui manquait… Ô ciel ! il venait d’apercevoir le vide qu’elle avait fait dans la dentelle !

Ces empreintes sur la terre fraîche… Ce fichu de dentelle… Marcelle était donc venue ici ?… Quand ?… Hier, toute la journée, elle lui avait tenu compagnie… Ce serait donc la nuit dernière ?… Alors que tous dormaient, au Beffroi, elle aurait quitté furtivement la maison ?… Non ! Non ! C’était impossible, impossible !

Fou de désespoir, malheureux à en mourir, à cause des affreux soupçons dont son âme était envahie, Gaétan partit pour le Beffroi, emportant le fichu de dentelle. Aussitôt que les invités seraient partis, le surlendemain soir, il se promettait d’avoir une explication avec Marcelle. En attendant, il essayerait de découvrir l’homme qui, selon Iris Claudier, devait boiter du pied gauche… Marcelle ! Sa Marcelle ! Sa douce et innocente fiancée, allant à un rendez-vous avec un autre que lui !…

En entrant dans le corridor du Beffroi, la première personne que vit Gaétan de Bienencour ce fut Raymond Le Briel, se dirigeant vers la bibliothèque, en causant avec Henri Fauvet…

Or, Raymond Le Briel boitait du pied gauche !


CHAPITRE VI

UNE QUASI-PROVOCATION


Ni Henri Fauvet, ni son compagnon ne virent Gaétan qui, les poings crispés, le visage pâle et défait, regardait boiter Raymond Le Briel.

Gaétan fut fortement tenté d’accoster Raymond et lui demander une explication ; mais il se dit qu’il attendrait deux ou trois jours encore. Les esclandres ne sont jamais du meilleur goût ; il attendrait que le propriétaire de l’Eden eut quitté le Beffroi, puis il irait chez lui, et l’explication aurait lieu.

Pour le moment, il monta dans sa chambre changer d’habit. Il étendit sur le dossier d’une chaise le fichu de dentelle, afin qu’il séchât et il remarqua que, quoiqu’il fut imbibé d’eau, il n’était pas du tout sali ; il n’avait donc pas été longtemps dans l’eau, quelques heures seulement.

— Ô Marcelle ! Marcelle ! s’exclama-t-il, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues. Est-ce possible que vous me trompiez, moi qui vous adore ?

Quittant sa chambre, Gaétan se rendit dans l’étude, y cherchant Marcelle ; mais il ne vit que Wanda et Fred Cyr, qui étaient à regarder des gravures, tout en causant ensemble.

— Marcelle est dans la cuisine, avec Dolorès et les autres, dit Wanda à Gaétan. Écoutez, ajouta-t elle ; on entend rire Dolorès d’ici !

Gaétan se dirigea vers la cuisine, dont la porte était entr’ouverte et il vit un tableau qui, malgré ses préoccupations, l’amusa beaucoup : Marcelle et Dolorès, recouvertes de longs tabliers à manches étaient debout près d’une table ; elles confectionnaient tartes et gâteaux, c’était évident. À côté de Dolorès, un tablier à carreaux, appartenant à Mme Emmanuel, attaché sous le menton, était Gaston Archer. Armé d’une longue fourchette, il fouettait de la crème, s’arrêtant, de temps à autre, pour se frotter l’épaule droite, ce qui faisait bien rire Dolorès et sourire Marcelle. Dans un coin, aussi décorés de tabliers, étaient Olga Carrol et Karl Markstien ; ils pelaient des pommes et les divisaient ensuite par quartiers. Dans le fond de la cuisine était Mme Emmanuel, faisant cuire quelques mets dans le fourneau.

Gaétan s’avança dans la pièce.

— M. de Bienencour, lui dit Dolorès, en tendant vers lui une main blanche de farine, je vous avertis, en amie : quiconque franchit le seuil de cette porte, est obligé de nous prêter main-forte… Voyez plutôt Messieurs Archer et Markstien ; ils ont voulu pénétrer ici et…

— Oh ! mon épaule ! Ma pauvre épaule ! fit Gaston ; elle est complètement disloquée, de Bienencour !… Cette crème…

— Je ferai vaillamment ma part, je le jure ! s’écria Gaétan en levant la main d’un air solennel que tous trouvèrent fort comique.

— Alors, venez fouetter ce poudingne à la neige, dit Marcelle en souriant. Je vais vous décorer, moi-même… d’un tablier. Un autre tablier, s’il vous plait, Mme Emmanuel.

— L’occasion est grave, dit Gaétan. Permettez que je m’agenouille pour recevoir cette décoration de vos blanches mains.

— Blanches ! Vous l’avez dit ; elles sont couvertes de farine ! fit Marcelle, souriant à son fiancé.

Gaétan s’agenouilla, tandis que Marcelle attachait autour de son cou les cordons du tablier.

— Ô mon ange ! murmura-t-il, pressant autour de son cou puis les baisant, les bras de la jeune fille. Marcelle !

— Gaétan ! répondit-elle, sur le même ton, et s’étant assurée que personne ne la regardait, elle déposa un baiser sur le front du jeune homme.

À ce moment précis, Raymond Le Briel pénétra dans la cuisine. Ayant été témoin invisible de ce qui venait de se passer, il était horriblement pâle, quoiqu’il essayât de sourire.

— Oh ! Pauvre M. Le Briel ! fit Dolorès, en apercevant le jeune homme. Venez vous asseoir, et ne craignez rien ; nous ne vous imposerons aucune tâche, car…