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Page:Lacerte - L'ombre du beffroi, 1925.djvu/79

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L’OMBRE DU BEFFROI

Je te charge de voir à ce que mes ordres soient exécutés, à la lettre !

— Bien, M. Henri ! répondit le domestique, dont le visage rayonnait. Inutile de le dire, V. P., Rose et les autres domestiques haïssaient cordialement Iris Claudier.

On ne veilla pas tard, ce soir-là. Il n’était que dix heures lorsque chacun fut installé dans sa chambre.

Rose avait résolu de coucher sur le canapé du boudoir de Marcelle ; pas un seul instant, elle ne quitterait la chère petite ! Pourtant, vers onze heures elle se rendit à la cuisine, faire chauffer un peu de lait ; Marcelle lui ayant exprimé le désir d’en boire…

Le lendemain matin, quand Rose pénétra dans la chambre de la jeune fille celle-ci dormait profondément, si profondément même, que la servante, prise de soupçons, se pencha et la regarda avec attention.

Soudain, une expression douloureuse se peignit sur les traits de Rose, puis elle secoua Marcelle légèrement par le bras. N’obtenant aucun résultat, elle entr’ouvrit les paupières de celle qui dormait, et aussitôt, une exclamation étouffée jaillit de ses lèvres :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Malgré toutes les précautions que j’ai prises, elle a encore pris de la morphine la pauvre enfant ! Ça doit être quand je suis allée à la cuisine, à onze heures, hier soir. Lorsque Mlle Marcelle a exprimé le désir de boire du lait chaud, ce n’était, je le vois bien maintenant, qu’un prétexte pour m’éloigner de sa chambre… Pendant mon absence, elle a pris de ce… poison… La pauvre, pauvre petite !… Je commence à craindre pour sa raison… Elle est si… étrange, par moments Mlle Marcelle !… Que Dieu ait pitié d’elle, de son père, et… de nous tous !


CHAPITRE III

LES ANGOISSES D’UN PÈRE


Dans la salle à manger du Beffroi, on attendait Marcelle, pour déjeuner. Mais Rose vint dire que la jeune fille dormait et qu’il valait mieux ne pas l’éveiller, vu qu’elle avait peu dormi, durant la nuit.

Si on eut pris la peine d’observer Iris Claudier, pendant que Rose parlait, on se serait aperçu qu’elle jubilait, littéralement.

Quant à Gaétan, après un moment de déception, il dit :

— Si vous voulez me prêter Luna, M. Fauvet, j’irai, après le déjeuner, rendre visite à M. Le Briel. Le temps est superbe, et rien ne me serait plus agréable qu’une course à cheval.

— Mon cher Gaétan, répondit Henri Fauvet, Luna et mes autres chevaux sont à votre entière disposition, vous le savez bien ! Je suis certain que M. Le Briel sera heureux de vous voir.

— Ne m’accompagnerez-vous pas, Mlle Dolorès ? demanda Gaétan.

— Ce serait avec plaisir, croyez-le, si je n’avais pas infiniment de choses à faire, cet avant-midi, répondit Dolorès. Vous voudrez bien saluer M. Le Briel pour moi, n’est-ce pas ?

Lorsque Gaétan revint de sa promenade à cheval, il monta dans sa chambre afin de changer d’habit. Le Beffroi paraissait vide ; de fait, il devait l’être, car le jeune homme avait aperçu Mme de Bienencour et Dolorès, ensemble, sur la terrasse, et un peu plus loin, Iris Claudier. Le maître de la maison devait être dans son étude, et Marcelle devait sans doute être dans la bibliothèque. Il était onze heures passées ; elle était levée depuis longtemps.

Gaétan n’occupait plus une des cellules, depuis le départ des autres invités ; sa chambre à coucher, maintenant, était sur le même palier que celles de Henri Fauvet, de Mme de Bienencour et des jeunes filles.

Il venait de pénétrer dans sa chambre, lorsqu’il entendit les pas de Rose dans le corridor, puis, dans l’escalier en spirale descendant au premier étage. Où allait-elle ?… Les domestiques se servaient toujours de l’escalier de service, qui aboutissait à la cuisine, pourtant. Mais, Gaétan haussa les épaules ; ce n’était assurément pas de ses affaires !

Soudain, une exclamation parvint à ses oreilles : « Mon Dieu » ! disait la voix de Henri Fauvet, puis Rose remonta l’escalier, précédée du père de Marcelle.

Quoiqu’il fut devenu très inquiet, Gaétan ferma sa porte de chambre, par discrétion. Cependant, il y avait quelque chose… Peut-être Marcelle était elle malade ?… Elle avait eu tant de peur, la veille, la pauvre enfant !

Mais voilà que, de sa chambre, éloignée de celle de Marcelle par toute la longueur du corridor, arriva au jeune homme le bruit d’une porte ouverte et refermée brusquement, puis des piétinements, puis…

— Ciel (C’était la voix de Henri Fauvet). Y a-t-il longtemps qu’elle dort ainsi, Rose ?

— Depuis… je n’en sais rien, M. Fauvet. Je ne m’en suis aperçue que ce matin, fit la voix de Rose.

— Une congestion cérébrale peut-être ?…

— Je ne le crois pas, M. Fauvet. Mlle Marcelle n’a pas la moindre fièvre ; jugez-en vous-même.

Gaétan fut très étonné de constater que ces voix lui parvenaient si clairement ; mais il eut vite compris qu’il y avait là un singulier effet d’acoustique. Il eut voulu quitter sa chambre, pour donner signe de vie. On le soupçonnerait peut-être d’une indiscrétion. Ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de laisser ignorer sa présence à Henri Fauvet.

— Mais… ce sommeil… qui parait si peu naturel, Rose !

— Hélas ! Monsieur Fauvet, hélas !… Voyez ses yeux à Mlle Marcelle ; ce regard vitré, quand on soulève ses paupières… Vous et moi, nous avons vu ce même regard… jadis… Mme Fauvet…

— Que veux-tu dire, Rose ?… Pas… pas que Marcelle est…

— Hélas ! trois fois hélas !… Il y a longtemps que je soupçonne ce qui se passe, M. Fauvet : Mlle Marcelle a hérité de sa mère son goût pour la…

— Non ! Non ! pas cela ! Pas cela ! Tu veux me faire entendre que, elle aussi, ma fille bien-aimée est morphinomane ? C’est impossible ! Impossible !

— M. Fauvet, vous savez si j’aime Mlle Marcelle ? fit la voix de Rose. Je donnerais, sans hésiter, ma vie, pour la dérober à cette malheureuse habitude qu’elle a contractée, ou plutôt, qu’elle a héritée de sa malheureuse mère… J’ai essayé plus d’une fois, M. Fauvet, d’éloigner les occasions, en couchant dans le boudoir de Mademoiselle, même à son insu.