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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/100

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LE BRACELET DE FER

premier mouvement, le domestique eut saisi Towaki par le collet, et après l’avoir déposé dans sa pirogue, lui eut intimé l’ordre de retourner chez lui et de ne jamais plus remettre les pieds sur L’Épave. Mais, Alexandre Lhorians était « le maître, après Dieu » à bord ; Joël n’avait pas le droit d’intervenir ; tout ce qu’il pouvait faire c’était de veiller, car il était inutile, pour lui, d’essayer de faire entendre raison à son pauvre maître, hélas !

Sans doute, Towaki ne se tenait pas avec les jeunes filles ; celles-ci étaient dans la salle à manger, tandis que le Sauvage tenait compagnie à l’horloger, dans l’atelier. Mais, pendant que le pauvre toqué expliquait l’usage des rouages et du mécanisme de son horloge de cathédrale à son invité, ce dernier dévorait Nilka des yeux, ce dont s’apercevait fort bien Ève… peut-être aussi Koulina, et Joël, qui, furieux, serrait les poings, et marmottait tout bas.

Vu que Towaki avait fourni le souper, c’est-à-dire le gibier, qui rôtissait, en ce moment, dans les fourneaux de Koulina, on dut l’inviter à rester ; mais après le repas, lorsqu’il fut retourné à l’atelier, Ève dit, tout bas, à Joël :

— La chaloupe « L’Oiseau Bleu » est-elle prête à prendre… la mer ?

— Oui, Mlle Laroche, répondit Joël, sur le même ton. Ah ! ajouta-t-il, je comprends votre idée ! Vous avez trouvé la solution, la seule manière de prouver au cuivré qu’il est par trop… ambitieux..

— Je le crois, Joël, fit Ève en souriant. Il faut que Towaki soit mis à sa place une bonne fois et… Que diriez-vous d’une petite promenade en chaloupe, Nilka, Leona ? demanda-t-elle, assez haut pour être entendue des deux jeunes filles.

— Nous en sommes ! répondirent-elles ensemble.

— Ne vous éloignez pas trop de L’Épave, n’est-ce pas. Mesdemoiselles ? fit Joël.

Quelques instants plus tard, les trois jeunes filles partaient en chaloupe. On n’aurait pu trouver mieux, pour faire comprendre à Towaki la distance sociale, et raciale, qui existait et existerait toujours entre eux.

— C’est toi, chien de blanc, qui a suggéré au Lys Blanc de me fausser compagnie ainsi, hein ? cria le Sauvage, en s’approchant de Joël, les poings crispés. Ne le nie pas ; c’est toi !

— Je ne le nie aucunement, répondit Joël. Tu n’as pas d’affaires sur ce bateau, mon garçon, laisse-moi te le dire, une fois pour toutes. Allons ! Hop ! Retourne à la Pointe Bleue !

Le visage de Towaki changea soudain ; ses lèvres se tendirent sur ses longues dents blanches, en un terrible rictus. Il s’avança sur Joël, qui, vraiment, eut peur ; c’était affreux ce rictus, c’était pire, cent fois, que la rage de tout à l’heure.

— Je me vengerai, chien de blanc ! s’écria le Sauvage. Je me vengerai… royalement ! Tu regretteras… vous regretterez tous, l’affront que vous m’avez fait ce soir !

Ayant dit ce qu’il avait à dire, il sauta dans sa pirogue, et partit, à force d’avirons, dans la direction de la Pointe Bleue.

Le lendemain, vendredi, et le surlendemain, il plut « à boire debout » ; impossible donc de quitter le bateau. Mais les jeunes filles ne trouvèrent pas le temps long, à causer ensemble, à lire, à faire de la musique, ou du travail à l’aiguille. Tout de même, Leona et Ève, qui raffolaient de L’Épave, se dirent qu’il y avait des jours où ce n’étaient pas gai sur le bateau ; des jours où cette pauvre Nilka devait se sentir bien triste, bien isolée, sans doute.

Le dimanche avant-midi, les époux Brisant vinrent passer la journée sur L’Épave, et lorsqu’ils retournèrent à Roberval, vers les quatre heures de l’après-midi, ils ramenèrent avec eux Leona et Ève Laroche.

Ce fut une triste séparation ; Nilka était inconsolable. Les vacances tiraient à leur fin ; dans huit jours maintenant, les jeunes institutrices reprendraient leur travail, et la fille de l’horloger ne trouverait-elle pas la solitude plus grande, plus lourde, intolérable, en un mot, à cause de ces amies qu’elle viendrait de perdre ?

Pauvre, pauvre Nilka !

Chapitre XX

LA DAME DES BRUMES


On était au 15 septembre.

Nilka dut s’avouer que le temps avait passé vite encore, malgré l’ennui qu’elle avait ressenti, après le départ de ses amies.

Le 15 septembre !… L’été s’en allait, s’envolait, à tire d’ailes. Déjà, presque chaque matin, et chaque soir, une brume, légère d’abord, dense ensuite, s’étendait sur le lac St-Jean. Vers les dix heures de l’avant-midi, il est vrai, la brume se dissipait, mais elle se formait de nouveau vers l’heure du coucher du soleil.

Cette brume !… C’était, pour le moins, déprimant. Lorsqu’elle avait caché le rivage de ses replis et qu’elle s’avançait, lentement mais sûrement sur L’Épave, cela causait toujours une impression de tristesse indéfinissable. Nilka se sentait plus seule, plus abandonnée sur ce bateau, perdu au milieu de ces vapeurs blanches, qui avaient le don d’effacer tout objet à moins de trois pieds de distance, et d’affaiblir étrangement les sons.

Les fanaux, à l’avant et à l’arrière du bateau, ne s’éteignaient que durant quatre ou cinq heures chaque jour ; ces fanaux allumés, et les lampes, dont on devait aussi s’éclairer, à l’intérieur de L’Épave, c’était on ne peut plus lugubre.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleurait Nilka. Ces brumes… c’est intolérable !… Et nous ne sommes qu’au milieu de septembre ; que sera-ce donc, en octobre et en novembre ?… Il est affreux, affreux, le lac St-Jean, lorsqu’il est couvert de brumes ainsi !… Qu’allons-nous devenir ?

Le 15 septembre donc, au déjeuner, Alexandre Lhorians avait l’air tout chose. Cela ne veut pas dire qu’il était de mauvaise humeur, car il ne l’était jamais ; seulement, il émiettait distraitement son pain, ne buvait pas même son café.