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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/102

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LE BRACELET DE FER

— Koulina ! cria Nilka. As-tu vu ?…

— Oui, Koulina voir, Blanche Colombe. Pas première fois non plus ; Koulina voit souvent, souvent…

— C’est la « Dame des brumes », fit la jeune fille, d’une voix tremblante ; celle qui hante L’Épave ; celle dont les longs vêtements frôlent les planchers de ce bateau, la nuit…

— Koulina a entendu, souvent, souvent, répondit la Sauvagesse. Mais Koulina pas peur… Pas dangereuse la brume, Blanche Colombe !

— Mais… la « Dame des brumes »… Ne la crains-tu pas ?

— Pas dangereuse non plus la « Dame des brumes » ! Blanche Colombe !

La Sauvagesse se leva et alla fermer les hublots, afin d’empêcher la brume de pénétrer davantage dans le bateau, puis elle revint s’asseoir auprès de sa jeune maîtresse.

Un profond silence enveloppait L’Épave… Koulina reprisait des bas, à la clarté de la lampe ; Nilka essayait de lire, mais elle n’y parvenait pas. Elle avait dit à Joël qu’elle n’aurait pas peur, avec Koulina ; tout de même son cœur se serrait étrangement, en pensant à leur solitude à toutes deux… N’étaient-elles pas, en quelque sorte, abandonnées, au milieu de ce lac ?… Malgré elle, elle pleurait…

— Tu n’as pas peur, Koulina, hein ?

— Peur ?… Non, Blanche Colombe. Koulina peur de rien.

Profond silence, encore une fois… Heureusement, se disait Nilka, il n’y avait pas beaucoup de navigation sur le lac St-Jean ; le danger d’être heurté par un autre bateau était presque nul… Ô ciel ! quel silence !… Et que c’était épouvantable cette brume, qui semblait vouloir avaler L’Épave et celles qu’elle contenait !…

— Dieu protège ceux qui ont été surpris ou qui se sont égarés au milieu de ces brumes ! pria-t-elle tout haut. Tu crois en Dieu, n’est-ce pas, Koulina ? demanda-t-elle.

— Le Grand Manitou ?… Oui, Koulina croit.

— Alors, prie-le… Il nous voit ; il veille sur nous et sur ceux qui, comme nous, sont perdus au milieu de ce lac, dans la brume, fit Nilka.

— Blanche Colombe pas peur ? demanda la Sauvagesse. Pas de danger !

Tout à coup, trois coups de porte-voix retentirent, tout près du bateau. Nilka, saisissant à la hâte, le porte-voix du bord, souffla dedans trois fois.

Carlo se mit à aboyer, puis à gronder.

— C’est père et Joël ! s’écria la jeune fille.

— Pourquoi que Carlo gronde alors ? fit Koulina.

— Ce sont eux ! Ce sont eux ! Viens, Koulina ! Allons au-devant d’eux !

Chapitre XXI

LA VENGEANCE D’UN SAUVAGE


Quelqu’un venait de sauter sur le pont.

Mais, ce n’était ni Alexandre Lhorians, ni Joël ; c’était un Sauvage, d’assez haute stature, recouvert d’un long manteau, et le visage à moitié caché sous un bonnet marin. À son cou était suspendu un porte-voix.

En apercevant le Sauvage. Nilka ne put s’empêcher de crier. Mais Koulina lui demanda :

— Quoi viens faire ici, toi ?

— Lettre, répondit brièvement le Sauvage. (On eut dit que quelqu’un avait pris la peine de lui apprendre à articuler ce seul mot).

— Une lettre ! s’exclama Nilka. Est-ce pour moi ? Donne !

— Monsieur Brisant, fit le Sauvage, comme s’il eut, péniblement, répété une leçon, et il retira de sous son manteau un pli cacheté, qu’il présenta à Nilka.

M. Brisant ?… Ciel ! Mon père…

— Accident, ajouta le Sauvage.

Mais Nilka ne l’écoutait pas ; elle venait de déplier le papier, sur lequel elle lut :

« Mlle Nilka,

Suivez sans crainte le Sauvage, Cœur-Franc ; il vous conduira droit à Roberval, c’est-à-dire chez moi.

Un accident est arrivé à votre père… Il souffre horriblement, et il vous demande à grands cris.

Le médecin dit que c’est très grave.

Raphaël Brisant. »

— Je te suis ! dit Nilka au Sauvage. Partons ! Partons immédiatement !

— Partir ? fit Koulina. Pas partir avec ce Sauvage, que la Blanche Colombe ne pas connaître ?

— Il le faut, Koulina ! Mon père… Il se meurt peut-être, à ce moment… M. Brisant me dit de partir immédiatement et d’avoir confiance en cet homme, répondit Nilka, en désignant le Sauvage.

Tout en parlant, Nilka s’était recouverte d’un manteau, et bientôt, elle prenait place dans la pirogue, en face du Sauvage.

— Que le Grand Manitou protège la Blanche Colombe… et aussi le chef blanc ! sanglotait Koulina.

— Dieu t’entende, Koulina ! s’écria Nilka. Au revoir, Koulina !

Mais à peine la pirogue eut-elle quitté les abords du bateau, que la Sauvagesse regretta d’avoir laissé partir la jeune fille. Ce Sauvage… Elle n’avait pas aimé son apparence… De plus, il paraissait ne pas pouvoir parler du tout le français… Nilka, la chère petite, lui demanderait en vain des nouvelles de son père, durant le trajet, de L’Épave à Roberval ; le Sauvage ne saurait lui répondre… Il est vrai que Raphaël Brisant avait dit, dans sa lettre, qu’on pouvait se fier à Cœur-Franc… mais, Nilka connaissait-elle l’écriture de Raphaël Brisant ?… Qui sait si la lettre venait véritablement de lui ?… Et elle avait laissé partir celle qu’elle avait juré de protéger ; elle l’avait laissé partir, seule, avec un inconnu… et un Sauvage encore ! dans une frêle pirogue… au milieu de cette brume !…

Koulina eut une crise de remords et de désespoir… Si elle n’eut promis à Nilka de ne pas abandonner L’Épave, qui ne devait jamais rester sans gardien, la Sauvagesse se serait